Ermoldus Nigellus, Ermold le Noir, est un poète carolingien, né vers 790 et mort aux alentours de l’année 838. Il est contemporain d’Otfrid de Wissembourg avec lequel je le relie suivant en cela Jean Dentinger dans son anthologie des poètes et penseurs d’Alsace. Les deux sont nés approximativement dans les mêmes années.
Ermold, aussi conseiller à la Cour de Pépin 1er d’Aquitaine, aurait incité ce dernier à se dresser contre la volonté de son père Louis le pieux, fils de Charlemagne, roi d’Aquitaine jusqu’en 814, puis empereur d’Occident de 814 à sa mort en 840. Sur ordre de Louis, Ermold fut exilé à Strasbourg. C’est là, à la fin des années 820, qu’il composa son poème le plus connu, De Gestis Ludovici Caesaris, Faits et Gestes de Louis le Pieux, et qu’il adressa deux épîtres à Pépin qu’on a coutume de regrouper sous le titre plus générique d’Ad Pippinum Regem. Le texte qui nous intéresse ici est extrait des épîtres au Roi Pépin.
CARMEN NIGELLI ERMOLDI EXULIS IN HONOREM GLORIOSISSIMI PIPPINI REGIS
[…]
« Rex : Verba, Thalia, placent ex ordine dictaque cuncta,
Sed mihi de nostro exule certa refer.
Est quibus in terris, urbs quae dic, quique coloni,
Quis sacer aut populi aut pietatis opus,
Ordine quo poteris nobis narrare memento,
Quod valeam dictis noscere cuncta tuis. »
Thalia : Terra antiqua, potens, Franco possessa colono,
Cui nomen Helisaz Francus habere dedit ;
Wasacus est istinc, Rhenus quoque perluit illinc,
Inter utrumque sedet plebs animosa nimis.
Bacchus habet colles, pubescunt montibus uvae,
Vallibus in mediis pinguia culta satis ;
Pinguia culta nimis putrique simillima fimo,
Qui solet agricolis horrea laeta dare.
Arva ferunt Cererem, colles dant copia vini;
Wasace, das silvas, Rhenus opimat humum.
Experiere, libet, jam nunc quid possit uterque,
Quis populo tribuat fertiliora suo.
Rhenus : Nota nimis Francis, Saxonibus atque Suebis,
Munera larga quibus nostra carina vehit,
Mercibus innumeris opifex nec pisce secunda
Fluminibus magnis sum quia Rhenus ego.
Wasacus infelix vento quassatus et imbri
Munere pro vario* ligna dat apta foco;
Wasacus, ecce meum latum percurrit in orbem
Nomen, et officio regibus apta veho.
Wasacus : Robore de nostro fabricata palatia constant,
Ecclesiaeque domus transtraque lecta fero ;
Saltibus in nostris soliti discurrere reges,
Venatu varias exagitare feras. «
POÈME DE L’EXILÉ ERMOLD LE NOIR EN L’HONNEUR DU TRÈS GLORIEUX ROI PÉPIN
[…]
Le Roi : Tes paroles me plaisent, Thalie, et tout ce que tu me dis ; mais donne-moi des nouvelles de notre exilé. En quelles terres se trouve-t-il, en quelle ville ? Quels en sont les habitants ? Quel y est le chef de la religion ? De quels sentiments le peuple est-il animé ? Raconte-le moi du mieux que tu pourras, afin que par ta bouche je sois complètement informé.
Thalie : C’est une terre antique et riche, occupée par les Francs, qui lui ont donné le nom d’Alsace. D’un côté les Vosges, de l’autre le cours du Rhin, au milieu une population ardente. La vigne couvre les coteaux, sur le penchant desquels mûrit le raisin ; et des terres fécondes occupent le fond des vallées, pareilles à l’engrais longuement décomposé, grâce auquel s’emplissent les greniers du cultivateur. Les champs portent des moissons, les coteaux donnent du vin ; les Vosges sont couvertes de forêts, le Rhin fertilise le sol et l’on peut se demander, des ressources de la montagne ou du fleuve, lesquelles enrichissent le plus les habitants.
Le Rhin : Je suis bien connu des Francs, des Saxons et des Souabes, auxquels mes vaisseaux apportent de riches cargaisons ; je suis le Rhin, créateur de richesses innombrables et plus peuplé de poissons qu’aucun grand fleuve. Les malheureuses Vosges, battues par le vent et la pluie, n’offrent pour tout trésor que du bois à brûler. Vosges, mon nom, à moi, a fait le tour de l’univers, et mon cours fournit diligemment aux rois tout ce qu’ils peuvent souhaiter.
Les Vosges : C’est de mon bois que l’on construit les palais, les églises ; c’est moi qui fournis les poutres de choix. C’est dans mes forêts que courent les rois pour y chasser un abondant gibier. Ici fuit vers les fontaines la biche frappée d’une flèche ; là un sanglier écumant gagne les torrents familiers. Le poisson ? J’en abonde, car je suis riche en petits cours d’eau. Les profits que tu attribues à ton mérite et à tes services, crois-moi, Rhin, c’est à moi qu’on les doit. Si tu n’existais pas, Rhin, mes greniers seraient intacts, remplis par nos campagnes fécondes d’un grain que tu transportes, pour le vendre, au-delà des mers, tandis que mes malheureux paysans, hélas ! souffrent de la faim. Si tu n’existais pas, Rhin, mon falerne resterait, mon vin généreux répandrait ici la joie, mon vin que tu transportes, pour le vendre, au-delà des mers, tandis que mes vignerons souffrent de la soif au pied de leurs vignes.
Le Rhin : Si ta population, Alsace, conservait pour son propre usage tout ce que produit la terre féconde, on verrait cette race vaillante étendue dans les champs, noyée dans l’ivresse et c’est à peine si d’une grande ville il resterait un seul homme. C’est un bien de vendre aux Frisons et aux nations maritimes, et d’importer des produits meilleurs. Ainsi notre peuple se pare : nos marchands et ceux de l’étranger transportent pour lui des marchandises brillantes. Car des manteaux le vêtent, teints de couleurs diverses, qui ne t’étaient pas connus, Vosges. Tu possèdes des demeures de bois, moi je possède de la poudre d’or ; et à la place de tes arbres abattus viennent les gemmes transparentes. De même que le Nil recouvre de ses eaux la noire Égypte et fertilise le sol de son humidité, de même les prières instantes du peuple appellent mon retour, qui vivifie les prés et les champs.
Les Vosges : Arrière, Rhin ; arrête tes débordements funestes ! Dans ta sottise, tu prétends que tu arroses hélas ! tu es la ruine des belles moissons. Si je n’avais pas installé mon séjour sur le haut des montagnes, il serait bloqué par tes eaux farouches !
Thalie : Rhin, les propos que je t’ai prêtés, je les prêterais peut-être à la Loire, s’il m’était permis de revoir ma patrie. Vosges, gardez pour vous tout ce que vous possédez et donnez-moi seulement, à travers vos terres, un libre chemin vers mon pays.
Trêve de propos ! Gardez vos dons [cadeaux] ! la ville bruyante me rappelle à elle, une ville aux habitants nombreux, que les Romains nommaient Argentorata, d’un nom qui lui sied bien. Florissante d’une prospérité nouvelle, elle se nomme maintenant Strasbourg, parce qu’elle est la route [Strasse] par où tout le monde passe. C’est là que réside Bernold, le pieux évêque, offrant à Dieu les vœux du peuple qui lui est confié, jadis formé aux études et à la religion par les soins du sage Charles, maître du monde. Issu de la subtile race des Saxons, d’esprit ouvert et cultivé, plein de modestie, brillant de bonté, étincelant de piété, il porte en lui la parure des connaissances libérales. Mais la nation farouche à la tête de laquelle est placé ce noble prélat, comblée de richesses, ignore l’amour de Dieu. Elle parle une langue barbare et ne connaîtrait rien des livres sacrés, si elle ne possédait son industrieux évêque. Celui-ci s’ingénie à lui traduire les Ecritures en langage connu et s’applique assidûment à défricher son cœur ; il est pour elle à la fois un interprète et un guide sacré, acheminant ses ouailles vers le ciel. La mère du Christ l’assiste de son aide bienveillante, en considération de l’église qui lui est dédiée en cet endroit. Telle est la ville où m’a conduit l’ordre de l’empereur, m’enjoignant de demeurer auprès du pieux évêque.
(Ermold le Noir, extrait de POÈME DE L’EXILÉ ERMOLD LE NOIR EN L’HONNEUR DU TRÈS GLORIEUX ROI PÉPIN in Poème sur Louis le Pieux et Epitres au roi Pépin, édités et traduits par E. Faral ( «Les classiques de l’histoire de France au Moyen-âge», t.14), Paris 1932, p. 207-215)
Dans le début de l’épître, le poète exilé envoie une messagère, Thalie, à la cour du Roi d’Aquitaine prendre des nouvelles du pays (« patria ») dont il a la nostalgie. Il imagine que le Roi finira par demander, en échange des informations qu’elle apporte, des nouvelles sur la région dans laquelle ce dernier a banni le poète, l’Alsace. Exil doit être compris ici au sens d’éloignement conséquent de la cour du roi d’Aquitaine tout en restant dans l’empire de Louis le Pieux. Je passe rapidement sur l’origine controversée du mot Alsace, et sur l’étymologie de Strasbourg. Le plus intéressant me semble-t-il se trouve dans la mise en scène d’un dialogue économique et écologique entre un territoire, les Vosges – du moins son versant oriental- lié à l’Alsace et un fleuve, le Rhin, voie d’échange avec d’autres territoires riverains du cours d’eau. Presque les prémisses d’une négociation. Ermold nous présente ces relations comme n’allant pas de soi contrairement à ce que l’on pourrait penser. Il associe la montagne et la plaine dans une « une intimité » à laquelle le Rhin ne participerait pas d’emblée. Comme si « la plaine [était] plus vosgienne que rhénane», selon l’expression de J.-M.Tourneur-Aumont (L’Alsace et l’Alémanie, Paris, 1919) cité par Lucien Febvre (La terre et l’évolution humaine. Albin Michel, Paris, 1949). Une question d’échelle. Le Rhin contrairement à l’argument avancé n’est pas le seul à irriguer la plaine d’Alsace, les Vosges y participent tout autant, étant le bassin versant de l’Ill principale rivière traversant l’Alsace du sud au nord. Elle se jette dans le Rhin à Strasbourg.
Nous sommes à l’époque carolingienne. Avant le Serment de Strasbourg et le partage de l’empire franc entre les petits fils de Charlemagne. Époque où les langues ne faisaient pas les royaumes.
« Les Épîtres en vers adressées à Pépin avancent […] à plusieurs reprises les notions de terroir, terre, région, contrée, souvent regroupées sous l’appellation arua nostra, et unissent très étroitement la célébration épique de la Charente qui traverse la région natale du poète et les terres du vaste royaume d’Aquitaine, pays des eaux sur lequel règne Pépin » (cf Christiane Veyrard-Cosme : Ermold le Noir (ixe s.) et l’Ad Pippinum Regem).
Dans son texte, Ermold évoque un territoire borné d’un côté par les Vosges de l’autre par le Rhin. Un antique humus accumulé depuis la nuit des temps, « l’engrais longuement décomposé » rend la terre féconde. Le Rhin, déjà célèbre dans le monde, se présente non seulement comme créateur de richesses par le transport de cargaisons mais par sa production de poissons et traite avec mépris les Vosges qui ne produiraient que du bois de chauffage. Or, répliquent ces dernières, ses forêts ont d’autres dimensions. Elles produisent le matériau de construction d’exorganismes complexes qui remplacent les lieux de culte en pierre. Ils sont tout aussi utiles aux hommes qui ont besoin d’institutions : les palais et les églises. L’argument est bon mais en même temps, le poète fait dire aux Vosges-Alsace une grosse bêtise sous forme d’une prétention à l’autarcie qui n’est pas à confondre avec l’autosuffisance.
« Si tu n’existais pas, Rhin, mon falerne resterait, mon vin généreux répandrait ici la joie, mon vin que tu transportes, pour le vendre, au-delà des mers, tandis que mes vignerons souffrent de la soif au pied de leurs vignes. »
La réplique du Rhin est ici fort intéressante.
« Si ta population, Alsace, conservait pour son propre usage tout ce que produit la terre féconde, on verrait cette race vaillante étendue dans les champs, noyée dans l’ivresse et c’est à peine si d’une grande ville il resterait un seul homme. »
Trop d’abondance nuit. A ne consommer que ce qu’elle produit, la région tomberait dans l’ivrognerie et déclinerait. Pour prendre soin d’une population capable de produire plus qu’elle n’est en mesure de consommer sans excès, il est utile de procéder à des échanges avec d’autres territoires.
« C’est un bien de vendre aux Frisons et aux nations maritimes, et d’importer des produits meilleurs ».
Entre temps, nous sommes passés de l’autosuffisance au tout à l’export. Et aujourd’hui les esprits s’échauffent autour de la question de savoir s’il faut baisser ou non, et de combien, les rendements des vignobles.
De son côté, le fleuve lui aussi connaît des débordements, des sautes d’humeur qui ruinent l’agriculture. Le débat est à la fois économique et écologique. Et, en effet retour, le développement du commerce a des conséquences sur l’économie régionale en pesant sur le développement de la productivité et en éloignant de l‘idée d’autosuffisance. Ce qui est signalé par la référence aux Frisons qui prirent le relais du commerce romain, Ces derniers
« paraissent avoir été, à l’époque carolingienne, les principaux exploitants de la voie navigable du Rhin, […]. Contre draps de luxe qu’ils tiraient des Pays-Bas et qu’ils transportaient sur de très petits bateaux […] ils se procuraient du vin, et d’autres produits d’origine méridionale qu’ils cédaient ensuite avec avantage aux habitants du Nord. Il semble bien que ce soient eux qui aient ouvert au trafic fluvial le cours difficile du Rhin alsacien, qu’avait délaissé la batellerie gallo-romaine, moins bien armée ou moins audacieuse. On les voit en effet pousser la collecte du vin jusque sur les basses pentes des Vosges, où nul indice connu n’autorise à admettre qu’une viticulture commerciale ait existé dès l’époque romaine ».
(Roger Dion : Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXème siècle. Flammarion. 1991. p.211)
Le dialogue se termine rapidement. Tout ce qui est demandé aux Vosges, à la fin, c’est de rapprocher le Rhin de la Loire et d’être une voie de passage permettant le retour au pays. La messagère de l’auteur évoque encore la ville de Strasbourg qualifiée de bruyante. Elle comptait à l’époque environ 3000 habitants. Et l’évêque Bernold qui avait accueilli l’exilé en son Église. Ce dernier a fort à faire pour christianiser la région et s’efforce pour cela de produire des textes religieux en langue vernaculaire. Ce que réalisa également Otfrid de Wissembourg. La langue qualifiée de barbare n’est pas précisée, c’est la lingua theudisca (langue thudesque) qui sera l’une des deux langues, à côté de la romana lingua, des Serments de Strasbourg entre les fils de Louis le pieux : Charles le chauve et Louis le germanique.
Bernard Stiegler (1952-2020)
Bernard Stiegler au cours d’un séminaire de la Clinique contributive (via Zoom)
Vendredi 7 août, peu avant de prendre le train à Bâle à destination de Berlin pour me rendre à l’enterrement de l’ami Jürgen Holtz, j’ai appris le décès d’un autre ami, Bernard Stiegler survenu le jeudi 6 août. Il était âge de 68 ans. L’annonce a été faite par le Collège international de philosophie dans un message Facebook :
« Le Collège international de philosophie a la tristesse de faire part de la disparition du philosophe Bernard Stiegler. Une voix singulière et forte, un penseur de la technique et du contemporain hors du commun, qui a cherché à inventer une nouvelle langue et de nouvelles subversions ».
L’annonce a été reprise par le Figaro.fr, puis par l’Observateur du Maroc, Libération, puis un texte en chinois – il enseignait en Chine -, etc. J’ai dû me rendre à l’évidence : c’était bien vrai. Après une hécatombe dans ma belle famille, l’année dernière, une nouvelle série, d’amis cette fois, me touche cette année. Bernard en est le troisième en quelques mois. Le premier avait mon âge, le second bien plus, le troisième était plus jeune que moi de quelques années. La faucheuse m’encercle, me rappelant que mon tour viendra inéluctablement. Va falloir que je m’y prépare. Qu’elle patiente encore, il me reste beaucoup à faire. Sept heures de train dans un état de tristesse épouvantable pendant lesquelles je m’attelle à ce texte alors que j’avais prévu de travailler sur le premier chapitre de Bifurquer, livre du Collectif Internation, publié sous la direction de Bernard Stiegler.
La première fois que j’ai rencontré Bernard, c’était à une soirée anniversaire d’amis communs, Paulette et Michel Pastor. J’ignorais alors tout de lui. Je n’avais pas la moindre idée de quel philosophe, il était. C’était il y a 20 ans, en juin 2000 précisément. A Sarcelles, ville dans laquelle il avait grandi et où il fut un temps employé à la mairie. Nous étions attablé face à face avec nos épouses respectives. Ma femme se souvient avoir dansé avec lui. Il était professeur de philosophie à l’Université de Compiègne. Je n’en savais pas plus. Je n’ai appris que plus tard son importance. Et que notre ami commun l’avait soutenu pendant sa période d’emprisonnement à la suite de plusieurs hold-up qu’il avait commis parce que les banques lui avaient refusé un crédit pour son bar à jazz. J’avais croisé son frère dans les couloirs de l’hebdomadaire Révolution pour lequel je travaillais. Il y apportait ses chroniques de jazz. Nous avions d’emblée un point commun : Georges Marchais nous était devenu insupportable. Il en avait tiré les conséquences plus vite que moi. A la suite d’un article retentissant dans Le Monde, que je n’ai pas retrouvé, je lui avais fait parvenir, en guise de commentaire, un poème de Heiner Müller qui l’avait ému. Puis ce sera coup sur coup, la publication de deux petits livres remarquables et que je recommande pour s’introduire à la pensée de Bernard Stiegler. Le premier : Aimer, s’aimer, nous aimer : du 11 septembre au 21 avril (Galilée 2003). Deux dates encadrent ce texte : l’attentat du 11 septembre aux États-Unis et la qualification de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle française le 21 avril 2002, auxquelles il ajoute le massacre au conseil municipal de Nanterre par Richard Durn le 27 mars 2002. La même année, paraît chez le même éditeur : Passer à l’acte qu’il écrit alors qu’il allait être nommé à la direction de l’IRCAM.
« Mon devenir-philosophe en acte, si cela eut lieu, et je crois bien sûr que cela eut lieu, fut l’effet d’une anamnèse produite par une situation objective dans le cours accidentel de mon existence. L’accident consista en cinq années d’incarcération que je passai à la prison Saint-Michel de Toulouse puis au centre de détention de Muret, entre 1978 et 1983 – années évidemment précédées par un passage à l’acte, c’est-à-dire par une transgression ».
(Bernard Stiegler : Passer à l’acte)
Depuis, je n’ai cessé de suivre ses travaux et ceux des collectifs qu’il avait créés, en premier lieu Ars Industrialis auquel j’avais adhéré, le collectif Internation auquel il m’avait convié. La dernière création en date est l’Association des amis de la génération Greta Thunberg à laquelle il a consacré son dernier livre : Qu’appelle-t-on panser 2. Pour moi, il n’a pas été toujours facile de le suivre. Son haut niveau d’exigence théorique et de précision du vocabulaire m’avait un peu heurté au début car je pensais qu’elle faisait obstacle à la diffusion de sa pensée. Je mis un temps à comprendre qu’il avait raison. La bifurcation doit d’abord avoir lieu dans la théorie, au niveau des concepts. Inventer de nouveaux concepts est au fond le travail d’un philosophe véritable. Il ne cessait de creuser, creuser profond en particulier dans le point aveugle de la philosophie : la technique. En ce sens, je trouve réducteur de le qualifier de philosophe de la technique, comme si ceux qui ignorent les technologies pouvaient, eux, être qualifiés de philosophes tout court. S’il savait pourtant populariser lui-même – et il excellait dans cet exercice – certains aspects de sa pensée, le cœur de celle-ci réside dans ses livres et dans ses séminaires. Notre seule friction a eu lieu sur une question de vocabulaire. Il n’avait pas été tendre. J’avais manié avec légèreté la notion d’idéologie. Je pensais à l’idée gramscienne de ce qui peut faire lien entre la théorie et des intéressés potentiels. S’élever à une tête de plus, soit, à deux passe encore, mais trois voire plus ? Je me suis fait vertement reprendre. Que l’idéologie soit bourgeoise ou sa pseudo-négativité « prolétarienne », elle reste fausse, étant une inversion de causalité. C’est prendre l’effet pour la cause. La leçon m’a servi. Je me suis juré que plus jamais il ne m’y reprendrait. Si j’en juge par les mots qu’il m’envoyait pour me féliciter de la précision du vocabulaire du SauteRhin, il me semble que j’y ai réussi. Il est vrai que la question est importante dans cette période où les mots partent dans tous les sens et surtout perdent leurs sens. Bernard Stiegler appréciait le SauteRhin et le faisait savoir, ce dont je le remercie. Il m’a beaucoup encouragé à le poursuivre en m’invitant, la dernière des trop rares fois où nous avons déjeuné ensemble en tête à tête, à accorder plus de place aux sciences. Le SauteRhin lui doit beaucoup. J’ai appris de Bernard la nécessité d’affirmer un point de vue non que je n’y étais pas porté de moi-même mais je n’avais pas conscience que c’est la singularité qui apporte quelque chose aux autres et non son absence.
Avec Heiner Müller, Bernard Stiegler fait partie pour moi de ces rencontres qui vous font changer d’optique. Le premier a beaucoup contribué à secouer la pesanteur de la dogmatique « marxiste », le second a rempli le vide en assemblant sur ce champ de ruines le socle de nouvelles perspectives. J’ai souvent tenté de croiser les deux auteurs. Notamment autour de la question de l’effroi. Il avait répondu à mon appel à contributions pour des lectures à propos du centenaire de la Guerre 14-18 avec un texte sur Paul Valéry : 1914/1939/2014 Ce que nous apprend Paul Valéry. J’ai évoqué quelques notions comme celle de prolétarisation, de la grammatisation, de l’automatisation, etc. Je ne vais pas les citer toutes. J’avais également commenté un extrait de son avant-dernier livre Qu’appelle-t-on panser 1 consacré à Qu’est-ce qui accable Zarathoustra. Bien d’autres choses sont à venir…
Bernard n’avait de cesse de nous inviter à penser par nous-mêmes sachant que penser est aussi panser et qu’il n’y a pas de je sans un nous.
Attentif à la nécessité de prendre soin des générations futures afin de leur offrir un avenir, Bernard alliait théorie et pratique. Les deux en collectifs. D’où l’image que j’ai choisie évoquant la Clinique contributive où chercheurs, professionnels de santé et parents s’efforcent de soigner les bébés déjà addicts aux smartphones.
Voilà ce que j’ai écrit rapidement entre Bâle et Berlin entre le 7 et le 9 août 2020, dans le train et au Habana Club de Berlin. Mille fleurs et Lagavulin. J’ai pour règle de ne jamais publier à chaud. Parmi les multiples façons de faire, j’ai opté pour la plus personnelle, celle où il me manquera le plus.
Salut et fraternité, Bernard ! Avec beaucoup d’autres, j’en suis sûr, je m’efforcerai de prendre soin de ce que tu nous a légué et que nous ne connaissons pas encore en totalité tant tu avais encore de projets. Mes plus sincères condoléances à sa famille et à ses proches.
Pour finir, j’invite à découvrir le philosophe en dialogue avec un romancier :