Le 9 novembre 2018, nous faisions Jean-Paul Sorg et moi-même une conférence sur René Schickele dans le cadre du groupe Schick-Süd-Elsass. J’y assurais la seconde partie sur le 9 novembre (1918), jour de la proclamation de la République allemande, jour où Schickele se trouvait à Berlin. Elle sera publiée plus tard, peut-être. Nous nous étions partagé le travail. Jean-Paul Sorg a ouvert la conférence par une série de réflexions sur le thème Qui aujourd’hui connaît encore Schickele ?, avant d’offrir quelques pistes vers son œuvre montrant un garçon de 19 ans qui invente un geistiges Elsässertum (« Une alsacianité de l‘esprit » 1902), et ce que sera, 20 ans plus tard, sa perception d’une unité rhénane, comment il oscille entre politique (journalisme, histoire) et poésie. Cette partie, on la trouvera plus loin en vidéo. La qualité du début étant moindre, voici quelques extraits écrits :
Qui aujourd’hui connaît encore Schickele ?
« Aujourd’hui, en 2018, au XXIe siècle, en Alsace ? A notre époque de régression des humanités, où on n’a plus le temps et le goût de lire des livres qui ne sont pas signalés par les médias, portés par la mode ? L’ignorance où l’on est des écrits et de la vie de René Schickele signe la misère de la conscience alsacienne. Qui ne connaît rien de Schickele ne connaît pas l’histoire de l’Alsace dans ses contradictions et la profondeur de ses drames. […]
Il est pourtant le plus « emblématique » de nos écrivains et intellectuels alsaciens. C’est lui que des Alsaciens conscients de leur histoire et de leur culture originale évoqueraient. Parce qu’il est…grand, qu’il a produit une œuvre littéraire considérable et qu’il a exprimé toute la complexité et le déchirement de l’âme alsacienne, quelque chose comme le malheur répété de l’Alsace, quelque chose comme une malédiction qui chaque fois à nouveau (immer wieder noch) est venu briser son élan, sa renaissance, le cours de son développement. Un côté tragique, osons-le dire, quitte à passer pour des « victimaires ». Un côté tragico-comique plutôt, si vous voulez, tant la reproduction des mêmes infortunes prête malgré soi à rire – ou qu’avec sagesse il vaut mieux en rire qu’en pleurer, secouer ses larmes d’un grand rire qui relativise tout et libère. […]
Difficile modernité
Qui en Alsace connaît encore Schickele aujourd’hui ? Qui connaît encore l’intellectuel engagé, de format européen, et l’écrivain entier qu’il a été ? Quelle misère révoltante que les Alsaciens en particulier ne le connaissent pas, que même son nom ne dise rien à la plupart, qu’ils soient coupés sans le savoir du meilleur de leur patrimoine culturel, intellectuel et moral ! Une telle privation de la connaissance de soi s’appelle « aliénation ». C’est comme si un Allemand sorti du Gymnasium n’avait pas lu une ligne de Goethe, de Heine ou de Thomas Mann, n’en avait même jamais entendu parler. C’est comme si un lycéen de France n’avait rien appris de Hugo, de Zola ou de Sartre ! Selon les dernières informations, ce serait assez fréquent, même une chose courante ? Alors, pauvre de nous tous !
Mesurons que René Schickele a été (est) pour l’Alsace ce que Jean-Paul Sartre représente pour la France. Le type de l’intellectuel universel par excellence. Toutes proportions gardées ? Non, toutes différences gardées, avec deux bons points à Schickele qui n’a pas sacralisé la révolution et sanctifié le marxisme bolchevique, mais ouvert la voie à la non-violence d’un pacifisme réfléchi, mûri par l’expérience des catastrophes de l’histoire. Ich schwöre ab : jegliche Gewalt. J’abjure : toute violence / toute contrainte / et même la contrainte / d’être bon… Car l’histoire montre si souvent que « la corruption du meilleur engendre le pire ».
[…]
Ne pas connaître Schickele aujourd’hui, c’est laisser une victoire définitive au procureur général Fachot qui lors du procès des autonomistes de Colmar, en 1928, traita de loin Schickele d’ « écrivain badois » et le désigna, alors qu’il n’était pas incriminé en fait, d’« ennemi notoire de la France ». Diffamez, diffamez, il en restera toujours quelques empreintes qu’aucune rectification, qu’aucune réhabilitation ultérieure n’effacera tout à fait. Le procureur « Fachot » a-t-il choisi son nom ? Il incarne le jacobinisme dans sa génialité française la plus rugueuse.
[…]
L’Alsace n’existant pas (F. Hollande n’est pas le premier à l’avoir dit, c’est une évidence pour tous les gouvernements français depuis un siècle), un enseignement de l’histoire et de la littérature de l’Alsace ne saurait exister dans l’éducation nationale, c’est tout simplement inconcevable. Il n’est donc pas étonnant, il est normal que pour ainsi dire personne ne connaisse plus Schickele, que personne n’ait aujourd’hui l’envie et les moyens de le lire et de s’en instruire. Sur quel rayon ses livres dans les librairies ? Quelle place l’étude de ses œuvres dans les programmes de nos universités – et dans ceux des classes Abi-Bac au lycée ?
Il ne suffit pas que quelques intellectuels rescapés, quelques honorables germanistes produisent – encore – des articles sur lui et donnent des conférences devant vingt seniors ; rien de durable ne sera obtenu si un enseignement général de l’histoire et de la littérature alsacienne n’est pas organisé et institué dans toute la région. Une option LCR (Langue et Culture Régionales) a été obtenue en 1986 et offerte dans les classes de collège et de lycée. Mais c’est un enseignement sporadique, sur des strapontins, et non suivi, non contrôlé. Aujourd’hui où nous sommes enfoncés si bas, niés dans notre existence régionale même, il nous faut comprendre que seule une Alsace ayant la main, possédant des pouvoirs et des institutions propres, jouissant d’une autonomie adéquate dans des domaines circonscrits, pourra construire un enseignement durable, solide et équilibré, de ses langues et de sa culture, de ses humanités naturellement ouvertes par l’histoire sur la France, l’Allemagne et l’Europe.
Parce que Schickele dans sa dualité, sa double identité, comme deutscher Dichter et citoyen français, symbolise la destinée de l’Alsace, une connaissance même élémentaire de sa vie et de ses œuvres est la pierre de touche d’une conscience alsacienne de soi, sans laquelle pas d’imagination et pas de volonté politique claire. Au-delà de la problématique alsacienne, l’échec relatif de ses combats intellectuels et artistiques pour une modernité prometteuse de liberté témoigne du tragique d’une civilisation européenne qui, cassée en 1914 par la guerre, ne s’en est pas remise, ne s’est pas remise profondément en question. Le communisme n’était pas la bonne alternative, mais une sombre variante de sa croissance. Schickele s’en est rendu compte à temps, dès 1918, et s’est éloigné.
Actualité toujours de Schickele : chez lui on apprend l’antifascisme, l’anti-jacobinisme, l’anti-populisme, on prend des leçons de courage, de liberté et de lucidité politique. N’est-ce pas pour cette raison aussi qu’on fait le sourd, qu’on fait silence, qu’on se garde de le faire exister, de le faire connaître vraiment, qu’on en vient à douter de son intérêt, qu’on se demande s’il peut encore intéresser quelqu’un ? Aujourd’hui, en 2018, au XXIe siècle ! »
Jean-Paul Sorg
Pistes pour une (re)découverte de René Schickele