Imaginons des cabinets d’avocats remplacés par des machines. Ce n’est pas la réalité de demain mais celle d’aujourd’hui.
J’ai opté pour la traduction intégrale du texte ci-après, en raison de la qualité de son auteur, Frank Rieger, porte parole du mouvement hacker Chaos Computer Club, de l’endroit où le texte a été publié, la Frankfurter Allgemeine Zeitung, du moment, et parce qu’il aborde le thème de la prolétarisation du travail intellectuel, c’est-à-dire sa délégation à la machine et participe à sa façon à la politisation des enjeux technologiques : « les structures économiques et politiques de la société sont devenues incompatibles avec l’état de la technologie ».
Certains aspects du débat ainsi relancé ne sont pas nouveaux. Pourquoi reviennent-ils aujourd’hui ? Parce que, me semble-t-il, l’on s’attend en Allemagne à une nouvelle vague d’automatisation et de robotisation.
A l’horizon, la question de savoir combien de temps peut durer cette course des hommes dont les salaires sont de plus en plus bas avec des automates de moins de moins chers, c’est à dire comment l’économie et la société doivent elles continuer à fonctionner si de moins en moins de personnes ont encore un emploi stable et suffisamment bien rémunéré pour qu’on puisse y prélever impôts, cotisations sociales et retraites ?
Frank Rieger plaide pour un processus d’adoption des nouvelles technologies par la société qui passe par une « socialisation des dividendes de l’automatisation »
Un passage en particulier m’est apparu problématique : « Comme l’immigration massive soulève encore d’énormes problème culturels d’acceptation, il ne reste qu’une solution les robots et les algorithmes ». C’est une assez grossière et démagogique concession à l’air du temps d’ailleurs contradictoire avec son propos.. On pourra sans doute également reprocher à l’auteur de ne pas penser à l’imposition du capital financier et de ne pas inscrire son projet plus largement, en Europe, mais ce dernier aspect aussi est dans l’air du temps en Allemagne.
Il n’en développe pas moins une utopie positive concrète.
Voici donc avec son aimable accord et celui de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, la traduction du texte de Frank Rieger. J’ai conservé les intertitres de la rédaction du quotidien allemand.
Article invité :
Bientôt tout sera différent
par Frank Rieger
(titre transformé depuis en les dividendes de l’automatisation de tous les robots doivent garantir nos retraites)
Les révolutions technologiques font avancer l’histoire. Nous le savons par nos livres d’école. Mais nous sommes aussi en plein dedans. Nous en faisons d’une manière ou d’une autre le constat et cependant nous l’ignorons. Pourtant, nous savons que les grandes vagues d’innovation ont provoqué dans les sociétés humaines de grands bouleversements sociaux, des révolutions, des guerres, des mouvements migratoires. L’émergence d’une nouvelle technologie s’est le plus souvent faite par accumulation et pouvait durer des décennies. Mais ensuite, les transformations techniques ont été plus rapides que celles des structures économiques et sociales qui n’arrivaient pas à suivre. Les soulèvements de tisserands, les mouvements luddistes, les déplacements des ramasseurs de coton noirs des états du sud de l’Amérique comme conditions et conséquences de l’industrialisation ont été des exemples historiques d’un processus que nos sociétés ne cessent de revivre : la structure économique, politique et sociale est devenue incompatible avec l’état de la technologie.
Les adaptations imposées sont en général douloureuses, brutales et injustes. Chaque tracteur, chaque moissonneuse, chaque machine à traire a mis des travailleurs agricoles au chômage. La machine à tisser automatique a mis mainte famille dans la misère. Il ne restait à la plupart d’entre elles que le choix de l’émigration vers les villes pour s’engager dans l’industrie souvent comme main-d’œuvre à bas salaire. Avec de la chance, les enfants réussissaient à obtenir une formation qui leur ouvrait la voie vers des métiers mieux rémunérés. Chaque machine à calculer mécanique, chaque ordinateur numérique a rendu superflus des dizaines voire des centaines de calculateurs humains qui auparavant faisaient les opérations avec du papier et des aides mécaniques. Dans le meilleur des cas, ils peuvent se reconvertir en devenant programmateurs, analyste système, opérateurs de saisie.
Soudain vaut la loi de Moore
Après ces bouleversements provoqués par la technique, de nouvelles structures économiques et sociales se sont mises en place. L’homme n’a pas été seulement remplacé par la machine, il a été dépassé par elle. Quand tout allait bien les gains en efficience et productivité ne profitaient pas seulement aux propriétaires des machines. Car entretemps, les possesseurs de moyens de production, sous la pression des mouvements ouvriers, ont compris qu’il était judicieux de mettre en place des systèmes de protections sociales pour assurer la transition vers l’établissement des nouvelles structures économiques et la création de nouveaux emplois. Celui que se trouvait sans salaire parce qu’une machine effectuait son travail ne pouvait pas non plus acheter de produits. Il cessait d’être un acteur du marché et menaçait la paix sociale. L’industrialisation est le chapitre le plus dramatique de la dynamisation sociale : avec les machines à vapeur, de nouveaux haut-fourneaux, le chemin de fer eu autres instruments incroyablement efficaces naissait une nouvelle société caractérisée par la Bourgeoisie et el Mouvement ouvrier.
La vague technologique suivante qui ébranlera les fondements de notre société est en cours, puissante et silencieuse. Elle n’est pas poussée par une seule technologie mais par une combinaison de développements parallèles qui se renforcent l’un l’autre. Les ordinateurs et les réseaux ont désormais derrière eux les premières décennies de leur introduction. Des objets du quotidien sont informatisés, numérisés, connectés. Une grande partie de leur fonctionnalité provient du logiciel. Ils ne sont plus soumis aux cycles de leurs branches d’origine. Soudain vaut la loi de Moore : le doublement tous les huit [erratum] dix-huit mois de la capacité de calcul et l’explosion des fonctionnalités qui l’accompagne. Cela vaut également pour les appareils de prise de vue, de lecture de musique, les téléviseurs, téléphones, capteurs de toute sorte y compris les automobiles qui de plus ne plus sont des ordinateurs avec un moteur et des roues.
Même les enseignants doivent se faire du souci
La vision machinique, la perception stéréoscopique et l’analyse de l’environnement par des caméras deviennent de moins en moins onéreux. Les algorithmes de base étaient disponibles et fonctionnaient depuis longtemps. Il ne leur manquait que des capacités de calcul et de stockage désormais largement disponibles. De nouveaux matériaux, des processus de construction et de fabrication rendent possible une baisse dramatique du prix des robots et des machines automatisées. Le trop plein en capacités de processeurs et de stockage combiné avec la masse des données produites par la numérisation des toutes nos activités conduit à ce que les algorithmes développés au fil des années pour l’apprentissage machinel et l’intelligence artificielle commencent à être fiables dans leurs usages quotidiens. Toutes les données que nous produisons intentionnellement ou non peuvent sans grand coût supplémentaire être stockées et traitées. Plus encore, avec nos données et nos comportements nous entraînons les machines et les algorithmes à nous analyser mieux. Et cela dans toujours plus de domaines de notre être : il y longtemps que les comportements autres que professionnels, nos échanges privés et culturels, nos préférences et habitudes de consommation peuvent être et sont enregistrés. En ce domaine, nous avons atteint une nouvelle qualité : nos comportements peuvent être simulé et émulé. Ce point est décisif. Les machines peuvent étudier si intensément les pensées et comportements qu’elles peuvent les optimiser. Les données fournies au départ par l’homme sont améliorées. Les conséquences sociales sont faciles à pronostiquer. Le travail à la chaîne n’est pas le seul à être remplacé par celui d’un robot. Les comptables, les avocats, les chargés de développement personnel, les collaborateurs marketing, même les journalistes, les transmetteurs de savoirs, les enseignants et les professeurs doivent se préoccuper de l’avenir de leurs champs d’activité. Ces transformations ne sont pas seulement purement techniques. La combinaison des capacités des ordinateurs et de leur connexion et la transformation des habitudes des clients créent un bond qualitatif qui peut très rapidement avoir des conséquences dramatiques comme le montre l’exemple de la disparition des agences de voyage.
Le déclin des centres d’appel
Il y a une différence fondamentale entre la transformation que nous vivons et les révolutions techniques antérieures : la vitesse à laquelle la vague se rapproche. Alors que la mécanisation de l’agriculture s’est déroulées sur de nombreuses décennies et que pour l’automatisation on compte en années et décennies, il n’y a pour l’automatisation des activités de l’esprit aucun obstacle à un bouleversement.
Des processus intellectuels sont déjà largement numérisés, les inputs et outputs de l’activité intellectuelle sont des bits et des bytes, qu’ils soient textes ou résultats d’analyse. Pour remplacer un travailleur intellectuel, il n’est pas nécessaire de faire de coûteux investissements dans des machines comme par exemple des robots, il n’est pas nécessaire de tenir compte de délais d’amortissements pour des installations existantes. C’est simplement l’homme devant l’ordinateur qui est remplacé par un logiciel à l’intérieur de l’ordinateur.
C’est précisément la transformation des habitudes de consommation et des processus commerciaux afférents permettant la délocalisation vers l’Inde ou l’Europe de l’Est qui crée les conditions pour les automatiser intégralement. Tout d’abord le service de renseignement téléphonique en Allemagne a été remplacé par un centre d’appel en Bulgarie. Maintenant, ce même centre d’appel offre ses services également à travers un dialogue en ligne sur la page Web du commanditaire. Petit à petit, un logiciel prend en charge le dialogue avec le client dans le tchat puisque 90% des problèmes et des questions sont toujours les mêmes et qu’un texte peut-être traité automatiquement. Dès que des améliorations auront été apportées à la reconnaissance vocale, au traitement et à la génération de paroles, l’équipe du centre d’appel pourra être réduite à quelques superviseurs qui s’occuperont des problèmes imprévisibles. Le reste du dialogue en ligne ou par téléphone avec le client sera effectué par un système logiciel.
Journalisme automatique
La virtuosité de plus en plus grande avec laquelle les machines traitent la parole humaine prélude à de profonds changements. Reconnaître la parole prononcée par un individu donné est devenu quelque chose d’accessible grâce à des capacités de calcul suffisantes et à l’expérience faites par des algorithmes avec la parole de millions d’utilisateurs. Ce n’est pas seulement depuis le Siri de Apple que le travail humain de transcription de l’oral à l’écrit n’est plus absolument indispensable. Depuis quelques années déjà, les capacités ridicules de reconnaissance vocale des ordinateurs dédiés appelés cyniquement dans la branche « Grunz-Detektion » [détection de grognements] masquent les progrès réels obtenus en coulisse. Aujourd’hui des logiciels de dictée reconnaissent de manière quasi parfaite même le vocabulaire spécialisé de médecins ou d’architectes. Le travail classique de secrétariat n’est pas seulement remplacé par des ordinateurs de frappe. La transcription d’une parole dictée en texte écrit ne sera plus très longtemps un domaine d’exclusivité humaine. Même cet article [mais pas sa traduction NdT] a été rédigé à l’aide d’un logiciel de reconnaissance vocale accessible dans le commerce.
Un exemple extrême des changements à grande vitesse qui se préparent concerne la rédaction automatique d’articles de journaux à partir de données structurées. Une petite poignée de start-up – la plus connue est Narrative Sciences – a reconnu l’existence d’un marché potentiel né des progrès du traitement de texte par algorithmes en combinaison avec la disponibilité toujours plus grande de données numériques brutes. Des reportages sportifs, par exemple peuvent très bien être générés par de beaux procédés à partir de données sur le déroulement du jeu, les participants au jeu, les statistiques, les décisions des arbitres, données préparées par des services spécialisés et disponibles dans des formats standardisés.
Des algorithmes écrivent pour des algorithmes
Le résultat n’est pas plus mauvais que celui obtenu par un journaliste sportif moyen qui élabore son article à partir des mêmes données. A partir de millions de reportages archivés avec les données sur le déroulement du jeu lisibles par ordinateur, s’est constituée une banque de données contenant des formulations, des tournure de phrases correspondant aux différents évènements. Elles peuvent être rassemblées en une narration cohérente adaptée au déroulement de chaque jeu. Des algorithmes de garantie de qualité veillent à ce que les formulations ne se répètent pas trop souvent, évitent le style formel, vérifie que les phrases générées soient toujours grammaticalement correctes. Ces méthodes peuvent être appliquées à d’autres domaines journalistiques qui reposent pour l’essentiel sur des données standardisées comme par exemple les informations boursières et les données concernant les entreprises. Notons un effet collatéral bizarre : les informations produites par les algorithmes de synthèse de texte sur les entreprises et les activités boursières sont à leur tour saisies et analysées par des systèmes automatiques d’analyses boursières qui doivent en déduire des indicateurs sur le comportement des marchés. Les informations boursières ainsi extraites automatiquement repassent dans les algorithmes des activités commerciales : les algorithmes écrivent pour un public d’algorithmes.
Prise de pouvoir de l’intelligence artificielle
Dans son actuel roman « Fear index » [édité, en français, chez Plon sous le titre L’indice de la peur], Robert Harris, écrivain bien informé de la science fit écho à la manière dont la numérisation intégrale, les connexions, la pensée exclusivement orientée vers l’efficience la plus grande, l’optimisation et l’externalisation (streamlining et outsourcing) sont les conditions qui préparent l’étape suivante, l’automatisation complète. Le slogan de la firme dont parle le roman est le suivant :
L’ENTREPRISE DE L’AVENIR N’UTILISE PAS DE PAPIER / L’ENTREPRISE DE L’AVENIR NE FAIT PAS DE STOCK / L’ENTREPRISE DE L’AVENIR EST ENTIÈREMENT NUMÉRIQUE / L’ENTREPRISE DE L’AVENIR EST Là
Chez Harris dans une construction littéraire clairement distante de ce qui est aujourd’hui techniquement possible, un système intelligent de trading échappe au contrôle de telle sorte qu’il manipule ceux qui l’ont élaboré et élimine brutalement toute obstacle et résistance aux buts programmés de recherche du profit maximum. La parabole de L’indice de la peur condense le conflit central des prochaines années : une nouvelle foi, les structures économiques et politiques de la société sont devenues incompatibles avec l’état de la technologie. Après la prise de pouvoir de l’intelligence artificielle chez Harris, le slogan de la firme se transforme logiquement en :
L’ENTREPRISE DE L’AVENIR N’A PAS D’EMPLOYE / L’ENTREPRISE DE L’AVENIR N’A PAS DE DIRECTEUR / L’ENTREPRISE DE L’AVENIR EST UNE ENTITÉ NUMÉRIQUE / L’ENTREPRISE DE L’AVENIR EST VIVANTE
Toujours plus d’efficience
Ce processus est en cours même s’il est masqué par l’actuel boom économique de l’Allemagne. Pour illustrer la rapidité avec laquelle la transformation peut très vite s’opérer, on peut prendre l’exemple des avocats qui jusqu’à présent sont bien payés pour analyser des documents afin d’y déceler de potentielles irrégularités. Les avocats des cabinets de « litigation support » font avant tout une chose : compulser des montagnes de documents, courriels et dossiers d’affaires. Un logiciel avec le soutien de très peu de spécialistes fait cela beaucoup mieux, plus vite et pour un coût moindre même s’il faut au préalable numériser une masse de documents. Rechercher des modèles de corruption, des irrégularités, des ententes suspectes ne constitue plus un emploi pour des centaines d’avocats dont le tarif horaire est de 250 dollars. Ce n’est plus qu’un travail pour une poignée de spécialistes équipés d’ordinateurs. Et le même software – le leader sur le marché est la firme américaine Cataphora – peut aussi remplacer une partie du service du personnel. Si on laisse tourner les algorithmes d’analyse non seulement dans le cas d’une plainte mais de manière permanente afin qu’ils scannent les communications numériques de l’entreprise, l’un des résultats obtenus permettra de savoir quel collaborateur licencier en cas de crise sans qu’il y ait de grosses pertes au niveau des gains.
Il est temps que nous réexaminions notre relation avec nos machines et leur productivité. Ce sont « nos » machines et non « les » machines. Malgré ce qu’e l’on en fait apparaître dans la littérature ou au cinéma, elles n’ont pas au sens humain de vie propre, pas de conscience, pas de volonté, pas d’intention. Elles sont construites, fabriquées, utilisées par des hommes qui se faisant poursuivent un but, le plus souvent la maximisation du profit et des positions de pouvoir. Il se peut que la complexité des machines dépassent parfois nos capacités, elles n’en restent pas moins nos créatures.
Il ne sert donc à rien de se plaindre des algorithmes capables de remplacer des pans de plus en plus vastes de l’esprit humain. Ce ne sont pas les algorithmes et les machines en soi qui nous menacent. Ce ne sont pas les programmateurs et les geeks qui prendront bientôt le pouvoir. La plupart de ces soi-disant maîtres du monde numérique ne programment et ne développent que ce qui leur est demandé par ceux qui paient leurs salaires. Les nouvelles technologies et les structures économiques qu’elles tissent ne proviennent pas du cerveau d’un méchant maître des esprits. Elles sont bien plus le résultat d’une course effrénée à l’efficience, au retour sur investissement optimal. La question qui pointe à l’horizon est la suivante : comment l’économie et la société doivent elles continuer à fonctionner si de moins en moins de personnes ont encore un emploi stable et suffisamment bien rémunéré pour qu’on puisse y prélever impôts, cotisations sociales et retraites. La tendance est déjà évidente : près des ¾ des nouveaux emplois créés en Allemagne sont à durée déterminée et souvent à faible niveau de salaire. Il n’a pratiquement pas d’obstacle social et légal à la suppression des emplois par l’automatisation. Les bouleversements peuvent selon les branches se produire dans un avenir proche dès lors que la technique est disponible.
Une transformation profonde des mentalités
Pour l’appréhension sociale de cette situation sans précédent dans l’histoire, il n’y a pas de solution attractive à première vue – une vue très marquée par une conception néolibérale du monde. . Les hommes concourent avec des salaires de plus en plus bas avec des automates de moins de moins chers. La vision d’un avenir selon lequel se réalisera l’espoir totalement improbable des économistes de la création d’emplois nouveaux et attractifs est fantomatique.
D’un point de vue réaliste, cette course contre les automates, « Race against machine » selon le titre d’un des rares livres actuels qui éclairent le sujet [de Erik Brynjolfsson et Andrew MacAfee NdT] n’est pas gagnable pour la majorité des gens. Le livre fournit la bonne comparaison, puisée dans l’histoire, permettant d’illustrer pourquoi les conceptions classiques des économistes ne fonctionnent plus pour cette révolution technologique. L’homme réalisant de simples activités manuelles et intellectuelles est comparable au cheval comme moyen de transport dominant d’avant l’automobile. Si seulement le transport à cheval était devenu rapidement moins cher, pense la théorie économique dominante, il aurait pu concurrencer les moteurs.
Si l’on abandonne le dogme selon lequel ne mange que celui qui gagne lui-même son pain, s’ouvrent alors de surprenantes possibilités d’avenir qui nécessitent cependant une profonde transformation des mentalités. Le financement actuel de notre collectivité repose en grande partie sur l’imposition du travail et de la consommation. Ce principe est inscrit dans le ciment de notre société et constitue la base de l’économie sociale de marché au sens du « capitalisme rhénan ».
Un cercle vicieux
L’automatisation et la flexibilisation de la production font que de moins en moins de gens touchent un salaire régulier. Même en période de boom économique, le taux de chômage ne baisse plus significativement. Des emplois précaires, McJobs sous payés constituent la plus grosse part des emplois proposés. Les revenus disponibles baissent d’où une réduction des recettes provenant de la taxation de la consommation dès lors que les limites de l’endettement des ménages est atteinte.
Avec l’actuelle philosophie fiscale, la prochaine vague d’automatisation peut provoquer en quelques années l’effondrement social et financier de l’Etat et de la société. Les conséquences sont prévisibles. L’embrasement de la résistance contre la robotisation et l’automatisation conduira à un retard économique généralisé, à des délocalisations et au final à la perte des capacités concurrentielles internationales. Un cercle infernal sans issue.
Un revenu de base pour tous
L’alternative : une transformation progressive du système fiscal et des prélèvements sociaux allant jusqu’à l’imposition indirecte du travail non humain pour obtenir ainsi une socialisation des dividendes de l’automatisation. Si nous réussissons à rendre l’Allemagne compatible avec la prochaine vague technologique, si les structures de notre système fiscal et social sont conçues de telle sorte que d’avantage d’automatisation conduise à plus de bien-être ressenti et mesurable pour tous, en préservant la paix sociale sur le long terme, nous obtiendrons un avantage concurrentiel de dimension historique. Dès lors que l’automatisation n’avance pas les freins serrés parce que tous profitent des progrès de productivité, des miracles modernes sont possibles.
En même temps, une société favorable à l’automatisation dans laquelle personne de doit faire le deuil de son boulot pris en charge par un robot ou un algorithme est une réponse partielle au drame démographique qui menace. Comme l’immigration massive soulève encore d’énormes problèmes culturels d’acceptation, il ne reste qu’une solution : les robots et les algorithmes doivent travailler au financement des nos retraites et d’un revenu de base pour tous. Le chemin qui y mène n’est pas évident et nécessite des investissements considérables non seulement dans les domaines de la recherche et du développement technique mais aussi social. Mais dès lors qu’existe un consensus pour socialiser les dividendes de l’automatisation et pour admettre que c’est le chemin de l’avenir et que tout le monde en profitera, cela mettra l’Allemagne dans une position enviable.
Une utopie positive
Cette voie est semée de nombreux mais intéressants défis à maitriser. Mais la plupart des obstacles à franchir sont de nature positive pour peu que le consensus favorable à l’automatisation soit ancré dans la société. Il ne suffit pas cependant de réformer de fond en comble la fiscalité et les financements sociaux. Pour la plupart des gens, le travail n’est pas seulement un gagne pain, il contribue pour une large part à l’estime de soi et à la structuration de la vie. Sans activité régulière ayant si possible du sens, beaucoup de gens souffrent d’ennui et de dépression. C’est pourquoi, il faut aussi se préoccuper de guérir la perte d‘importance de l’individu née de sa défaite dans la course contre la machine. Il ne s’agit pas seulement de garantie financière mais d’une offre d’activité attractive. Mais il y a assez de choses à faire précisément dans des activités qui ne sont pas honorées de manière satisfaisante par le marché dans le domaine social, des ars et de la culture, dans la revitalisation des paysages et des villes. Comparé à ce que serait la transformation de la société dans le sens de son adoption par la société, l’actuel tournant énergétique est une petite affaire. Il faut s’attaquer à des dogmes économiques et sociaux solidement ancrés. La socialisation des dividendes de l’automatisation est un projet de dimension historique. A l’opposé de pratiquement tous les autres scénarios, elle représente une utopie positive qui garantit sur le long terme la stabilité sociale et économique.
Frank Rieger
Traduction Bernard Umbrecht
Frank Rieger, né en 1971, est directeur technique d’une entreprise de sécurité informatique. Il est, depuis 1990, l’un des porte-paroles du Chaos Computer Clubs. Il est l’auteur d’un livre avec Constanze Kurz Die Datenfresser (Les bouffeurs de données). S. Fischer Verlag
Source : FAZ Automatisierungsdividende für alle Roboter müssen unsere Rente sichern. 18.05.2012 ·
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