Prométhée et Epiméthée dans « Pandora » de J.W. von Goethe

Dans la dernière chronique que j’ai publiée, et dans la première vidéo qui s’y trouve, Bernard Stiegler parle d’un texte de Goethe sur Prométhée et Épiméthée. Ah que voilà un sujet pour le SauteRhin, me suis-je dit. Allons voir cela de plus près. Et googlons. Je suis d’abord tombé sur une ode à Prométhée que le poète a publié la première fois en 1789. Il nous présente un Prométhée qui se dresse véhémentement contre les dieux. Ce poème avait été précédé sur le même thème par un Prométhée, fragment dramatique qui date de 1774 et qui restera inachevé. Là il y a bien une apparition d’ Épiméthée qui dit à son frère Prométhée : Tu es seul ! Ton obstination méconnaît la félicité qui régnerait, si les dieux et toi, les tiens et le monde et le ciel, se sentaient unis en un tout harmonieux. Mais ce n’était pas de cela qu’il était question. J’ai fini par trouver ce que je cherchais. C’est dans Pandora, ein Festspiel, que l’on trouve dans l’œuvre de Goethe une exposition complète de Prométhée et Épiméthée ainsi que de Pandora. Les deux titans y sont là traités presque sur un pied d’égalité. Cette pièce a été écrite dans les années 1807-1808. Entre les premières dates et la seconde, se sont déroulés plein d’événements. Et, notamment, les guerres napoléoniennes qui conduiront à un bouleversement de l’Allemagne et de l’Europe. Goethe a rencontré Napoléon en 1808 et s’est fait remettre par ce dernier la légion d’honneur. « Le sol vacille partout, et, dans la tempête, peu importe sur quel vaisseau de la flotte on se trouve», écrit Goethe à Friedrich August Wolf, le 28 novembre 1806. La phrase est rapportée par Henri Lichtenberger dans sa préface à l’édition bilingue de Pandora (Aubier-Montaigne). Le traducteur évoque une autre lettre, au musicien Carl Friedrich Zelter, dont je voudrais citer un extrait :

« Je vis très seul car on n’entend partout retentir que des jérémiades, qui, même si elles ont pour origine des maux très réels, ont pourtant l’air, quand on les entend en société, de n’être que des phrases creuses. Si quelqu’un se plaint de ce que lui et son entourage ont souffert, de ce qu’il a perdu ou craint de perdre, je l’écoute avec sympathie, je suis prêt à en parler et à le consoler. Mais quand les hommes se lamentent sur un Tout qui doit être perdu et dont pourtant personne en Allemagne n’a jamais eu connaissance et encore beaucoup moins de souci, alors il faut que je dissimule mon impatience pour ne pas paraître discourtois ou égoïste ».

La pièce Pandora est qualifiée de Festspiel (littéralement : une pièce de fête). Cette catégorie théâtrale, Goethe lui-même en a introduit la dénomination dans la littérature. Il en a composé d’autres dont le Réveil d’Epiménide pour fêter la défaite de Napoléon. La fête aura lieu le 30 mars 1815 à Berlin. Le Festpiel désigne une forme théâtrale dédiée à un moment festif, une sorte de petit opéra allégorique. Il contient des chants et des danses.

Les personnages

Les personnages tels que les présente Goethe sont listés ci-dessous. J’ai mis entre crochets quelques précisions sur certains d’entre eux. Les autres seront d’avantage présentés au cours de la lecture du texte.

Prométhée, Épiméthée, les deux fils du [Titan] Japet [et de l’Océanide Clymène]
Philéros, fils de Prométhée. [Phil-éros = qui aime l’amour]
Epiméleia, Elpore, filles d’Épiméthée. [Epiméleia = Souci ; Elpore = Espérance. Elpore semble contenir le grec elpis mais dans la seule dimension de l’espoir]
Eos [déesse de l’Aurore]
Pandore, femme d’Épiméthée [Pandora = « celle qui donne tout » (selon J.P. Vernant)]
Démons
Helios [Dieu du Soleil]
Forgerons
Bergers
Agriculteurs
Guerriers
Artisans
Vignerons
Pêcheurs

Le dispositif scénique
« La scène est conçue en style noble à la manière de Poussin », écrit Goethe. Peut-être à la manière de ce tableau-ci :

Nicolas Poussin : Paysage avec Polyphème (1649. Musée de l’Ermitage Saint Pétersbourg)

Comme s’il s’agissait de l’allégorie de deux tendances, Goethe, dans une longue didascalie, divise la scène en deux espaces. A la gauche du spectateur, donc côté jardin, le « paysage » de Prométhée, à sa droite, côté cour, celui d’Épiméthée. Le premier mélange des grottes naturelles et artificielles reliées entre elles par des escaliers, des portes et des barrières. Rien de cela dans l’espace du second plus « archaïque » et bucolique.

Contrairement à une tendance qui perdure à oublier l’existence du frère au profit du seul Prométhée, la pièce commence très fort sur le personnage d’Épiméthée. Devenu homme de la nuit.

Nacht.
EPIMETHEUS aus der Mitte der Landschaft hervortretend.

Kindheit und Jugend, allzuglücklich preis’ ich sie,
Daß, nach durchstürmter durchgenoßner Tageslust,
Behender Schlummer allgewaltig sie ergreift
Und, jede Spur vertilgend kräft’ger Gegenwart,
Vergangnes, Träume bildend, mischt Zukünftigem.
Ein solch Behagen, ferne bleibt’s dem Alten, mir.
Nicht sondert mir entschieden Tag und Nacht sich ab,
Und meines Namens altes Unheil trag’ ich fort:
Denn Epimetheus nannten mich die Zeugenden,
Vergangnem nachzusinnen, Raschgeschehenes
Zurückzuführen, mühsamen Gedankenspiels,
Zum trüben Reich gestalten-mischender Möglichkeit.
So bittre Mühe war dem Jüngling auferlegt,
Daß, ungeduldig in das Leben hingewandt,
Ich unbedachtsam Gegenwärtiges ergriff
Und neuer Sorge neubelastende Qual erwarb.
So flohst du, kräft’ge Zeit der Jugend, mir dahin,
Abwechselnd immer, immer wechselnd mir zum Trost,
Von Fülle zum Entbehren, von Entzücken zu Verdruß.
Verzweiflung floh vor wonniglichem Gaukelwahn,
Ein tiefer Schlaf erquickte mich von Glück und Not;
Nun aber, nächtig immer schleichend wach umher,
Bedaur’ ich meiner Schlafenden zu kurzes Glück,
Des Hahnes Krähen fürchtend, wie des Morgensterns
Voreilig Blinken. Besser blieb’ es immer Nacht!
Gewaltsam schüttle Helios die Lockenglut;
Doch Menschenpfade, zu erhellen sind sie nicht.[333]
Was aber hör’ ich? knarrend öffnen sich so früh
Des Bruders Tore. Wacht er schon, der Tätige?
Voll Ungeduld, zu wirken, zündet er schon die Glut
Auf hohlem Herdraum werkaufregend wieder an
Und ruft zu mächt’ger Arbeitslust die rußige,
Mit Guß und Schlag Erz auszubilden kräft’ge Schar?

Johann Wolfgang von Goethe : Pandora, ein Festspiel

Nuit
ÉPIMÉTHÉE (s’avançant du milieu du paysage)

Enfance et jeunesse, je les prise comme trop heureuses
du fait qu’après les plaisirs du jour, ses tempêtes et ses joies
un preste sommeil bienheureux les saisit avec force,
et, détruisant toute trace du robuste présent, mêle
par les rêves le passé et l’avenir.
Un tel bonheur est désormais loin de moi qui suis vieux.
La nuit et le jour ne se séparent plus nettement pour moi, et
je porte le fardeau de l’antique malédiction de mon nom :
car je reçus de mes géniteurs celui d’Épiméthée,
pour méditer sur le passé et ramener
ce qui advient si vite, par un laborieux jeu de réflexion,
dans le domaine trouble du possible qui mêle toutes les formes.
Une peine si amère fut infligée à ma jeunesse que,
tourné impatiemment vers la vie,
je sautais sans réfléchir sur le présent,
acquérant à chaque nouveau souci un nouveau tourment.
C’est ainsi que tu m’a quitté robuste temps de ma jeunesse,
toujours changeant, toujours alternant pour ma consolation
de l’abondance à la privation, de l’enchantement à la contrariété.
Le désespoir fuyait devant les délices des illusions chimériques,
un sommeil profond me divertissait des joies et des peines ;
mais à présent que sans cesse j’erre éveillé dans la nuit,
je regrette le bonheur trop bref de ceux qui dorment chez moi,
craignant le chant du coq comme le scintillement trop précoce
de l’étoile du matin. Mieux vaudrait que la nuit ne finisse jamais !
Hélios a beau agiter sa chevelure enflammée, elle
n’éclaire pas les sentiers des humains.
Qu’est-ce que j’entends ? Si tôt, dans un craquement,
s’ouvrent les portes de mon frère. Déjà réveillé, l’actif ?
Impatient de se mettre à l’ouvrage, attise-t-il déjà la braise ?
Et anime-t-il au puissant et joyeux labeur sa troupe en suie
habile à fondre et marteler l’airain ?

Johann Wolfgang von Goethe : Pandora, une pièce festive. Pour le texte français, j’ai utilisé en les modifiant les traductions bien anciennes de Jacques Porchat (en ligne) et celle de Henri Lichtenberger aux Éditions bilingues Aubier Montaigne)

Nous sommes clairement dans le monde des mortels, celui du travail, du vieillissement, de la procréation, rançon de la vengeance de Zeus contre la faute (tromperie) de Prométhée sur le partage de la viande. Il avait caché la part comestible destinée aux hommes la rendant peu ragoûtante et maquillé les os destinés aux dieux. En réaction Zeus a caché le bios (la semence) et le feu que Prométhée dût voler. Cela Goethe ne l’évoque pas. Mais j’ai été arrêté par ce mot die Zeugenden, un peu étrange dans ce contexte. Les géniteurs. Dans la Théogonie d’Hésiode, avant que le titan Prométhée ne cherche à duper Zeus, il n’est pas question « d’une genèse des hommes », note Jean-Pierre Vernant qui ajoute : «  Le texte parle des humains comme d’êtres déjà-là, vivant avec les dieux, encore mêlés à eux. L’action de Prométhée aura pour résultat non de les faire venir à une existence qu’ils possèdent déjà, mais de fixer le statut qui leur est imparti au sein d’un univers organisé, de définir leur condition de mortels face aux Bienheureux Immortels ». (J.-P. Vernant : A la table des hommes in Marcel Détienne et Jean Pierre Vernant : La cuisine du sacrifice en pays grec. Gallimard. Pp 46-47)

Examinons la très complexe qualification d’Épiméthée : une longue phrase particulièrement alambiquée, peu claire en allemand et difficile à rendre en français

„Denn Epimetheus nannten mich die Zeugenden,
Vergangnem nachzusinnen, Raschgeschehenes
Zurückzuführen, mühsamen Gedankenspiels,
Zum trüben Reich gestalten-mischender Möglichkeit.“

« Je reçus de mes parents le nom d’Épiméthée, pour méditer sur le passé, et ramener, par une laborieuse rêverie, les rapides événements dans le nébuleux empire du possible, qui mêle toutes les formes. » ( Jacques Porchat)

Henri Lichtenberger traduit le passage de la manière suivante

« Je reçus le nom d’Épiméthée de ceux qui m’engendrèrent,
mon lot est de méditer sur le passé, et de ramener
l’acte rapide, en un pénible jeu de la pensée,
au royaume trouble du Possible qui mêle toutes les formes. »

J’ai moi-même tenté ceci :

« Je reçus de mes géniteurs celui d’Épiméthée, pour méditer sur le passé et ramener ce qui advient si vite, par un laborieux jeu de réflexion, dans le domaine trouble du possible qui mêle toutes les formes ».

Ce n’en est pas plus clair pour autant. Tentons de décortiquer cela à partir du texte allemand pour voir comment Goethe construit sa mosaïque dans laquelle tout se passe comme si le poète voulait en exprimer le caractère laborieux. Je me suis déjà expliqué sur les géniteurs. D’un côté Épiméthée est celui dont le sort est de Vergangnem nachzusinnen. Nachsinnen contient la préposition nach: après-coup. Réfléchir au passé après coup, Méditer sur le passé. Épiméthée est en allemand le Nach-denkender, qui pense après coup quand Prométhée est le Vor-denkender, qui pense avant les autres. Mais, réfléchir après coup au passé ? N‘est-il pas évident que l‘on pense le passé après qu‘il soit passé ? Peut-être pas, il faut d‘abord le constituer en passé. En faire du révolu ce qui est le sens de révolution. Et le même vers contient aussitôt le terme Raschgeschehenes. Rasch = qui va très vite, à la limite du précipice. Geschehenes désigne ce qui advient ou conduit à un changement d’état.

Nous avons donc le premier élément de la composition :

Passé – penser après coup – ce qui advient très vite

Ce qui disrupte doit être ramené voire réduit (zurückführen) par un laborieux (mühsam) jeu de l‘esprit (Gedankenspiel). C‘est à la fois laborieux tout en devant être ludique.

Le second vers est donc formé de :

Ramener – jeu – effort – pensée, esprit

Ramener quoi et où ?

Quoi ? : ce qui advient si vite. Où ? Dans le royaume trouble (trüben Reich) du possible. Pourquoi est-il trouble ? Est-ce que que parce qu‘il mêle toutes les formes (gestalten-mischender) ? Gestalten signifie agencer, mettre en forme. Est-ce là encore un phénomène de vieillesse ? Plus haut il disait que dans sa jeunesse, un sommeil bienheureux « détruisant toute trace du robuste présent », savait mêler  « par les rêves le passé et l’avenir ». En oubliant, effaçant, le présent ? Épiméthée est aussi celui qui oublie. Trouble évoque aussi le mélange de terre et d’eau dont est faite l’espèce humaine.

La mosaïque épiméthéenne se compose donc ainsi :

Passé – penser après coup – ce qui advient très vite
Ramener – jeu – effort – pensée, esprit
Royaume trouble (terre + eau) – mélange de forme (design) – le possible

A propos du mélange de formes, la pièce festive Pandora atteint un sommet. « Nulle part ailleurs, écrit Ernst Cassirer, Goethe n’a maîtrisé avec un tel savoir faire technique conscient les plus divers rythmes et formes métriques ; nulle part ailleurs, il n’a rassemblé en un si petit espace une telle variété de formes poétiques ». Et Cassirer souligne « sa dimension didactique avec l’intention de mettre en relief le devenir de la culture et son apparition dans le monde des humains ». ( Ernst Cassirer : Goethes Pandora in Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft – 13 Heft 2. P. 122)

Arrive sur scène, sorti de l’espace prométhéen, le fils de Prométhée et neveu d’Épiméthée : Phileros en amoureux transi (Phil-éros),. Ses premiers mots sonnent bien aujourd’hui même si au dehors rien n’a changé et ne change :

« Sortons, sortons vers un air plus libre
Combien m’oppressent ces murs, combien m’angoisse la maison »

Le fils de Prométhée – il n’est pas dit qui en est la mère – et les deux filles d’Épiméthée et de Pandora représentent la première génération issue de la fabrique de mortels mise en place par Zeus. Prométhée et Épiméthée sont les pères de l’espèce humaine. Leur mythe consacre la séparation entre les immortels et les mortels ainsi que la naissance de la technique. Phileros en pleine excitation court après celle dont il ignore le nom et n’a pas le temps d’écouter les conseils que voudrait lui donner son oncle. Lesquels d’ailleurs, venant de celui qui n’a pas su résister à l’apparition de Pandora, malgré l’avertissement de son frère de n’accepter aucun cadeau venant de Zeus ?

Épiméthée :

« Aussi joyeusement bondissait mon cœur, lorsque Pandora descendit pour moi de l’Olympe. Avec tous les charmes et tous les dons, elle s’avançait, majestueuse, à mes yeux surpris, observant de son gracieux regard si, comme mon frère rigoureux, je la repousserais. Mais mon cœur n’était déjà que trop vivement ému. Je reçus la charmante épouse avec ivresse ; puis je m’approchai de la dot mystérieuse, vase de terre d’une beauté suprême. Il était là fermé. La belle Pandore s’approcha gracieusement, brisa le sceau des dieux, leva le couvercle ».

Pandora est selon la mythologie grecque la première épouse dans l’histoire de l’humanité. Sa dot, si l’on peut dire, est une jarre scellée par les dieux. Boëte (Lesage) qu’elle ouvre malgré l’interdit. S’en échappent « en fuyantes apparitions » le fugitif « bonheur d’amour (Liebesglück) » et les parures de la séduction (Schmucklustiges = cosmétiques), ainsi qu’une « une image de la force, qui se porte sans cesse en avant ». Apparitions trompeuses.

« Mais, fugitives et inaccessibles aux atteintes de mains terrestres, ces images, tantôt s’élevant, tantôt s’abaissant, trompaient sans cesse la foule qui les poursuivait. Et moi, plein de confiance, je courus à mon épouse, et, de mes bras vigoureux, je pressai sur mon sein palpitant l’image de félicité que les dieux m’envoyaient. La délicieuse extase de l’amour fit pour jamais de ce moment le doux rêve de ma vie. »

Mais ce n’est qu’un « instant passager » qui en reviendra plus. A peine Épiméthée a-t-il tenu Pandora dans ses bras qu’elle cesse d’être réalité pour devenir image (leurre ?). La couronne posée sur ses boucles « ne tient plus ensemble ; elle se dissout, s’éparpille, et répand partout dans la campagne fraîche avec prodigalité ses dons ». Ses efforts pour la reconstituer sont vains :

Pflückend geh’ ich und verliere
Das Gepflückte

Je m’en vais cueillant et je perds
tout ce que j’ai cueilli

C’est tout Épiméthée en quelques mots. „Alles löst sich“, écrit Goethe, « tout se délie» et s’éparpille dans le monde. « Tout part en fumée » selon l’expression de Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste. Pandora toujours évoquée comme échappant à qui veut la saisir n’est jamais présente sur cette scène. Ce dont parle Goethe dans cette pièce, qui en porte le titre, c’est de l’absence de Pandora, partie nous ayant laissé le contenu de la jarre. Le poète avait prévu dans la partie inachevée de l’œuvre d’imaginer la faire … revenir.

« Au-dessus de tout est le feu »

Et voici Prométhée avec les arts et artisans du feu. Le royaume de la technique. C’est une armée quasi-industrielle que nous annonce Goethe. Travail en cadence et danse des marteaux.

Prométhée :

So ruf’ ich laut euch Erzgewält’ger nun hervor:
Erhebt die starken Arme leicht, daß taktbewegt
Ein kräft’ger Hämmerchortanz, laut erschallend, rasch
Uns das Geschmolzne vielfach strecke zum Gebrauch.

« Je vous appelle maintenant à haute voix, dompteurs du bronze ;  levez prestement vos bras robustes, afin que la forte cadence des marteaux, agités en mesure et retentissant à grand bruit, nous livre promptement le métal pour mille usages ».

Arrivent en premier comme il se doit les forgerons en adoration devant Prométhée « qui forgea et arrondit des couronnes autour des têtes ». A la couronne fleurie que cherche à reconstituer Épiméthée répond celle – artefactuelle – forgée par Prométhée fabricant de bijoux. Les forgerons sont « les utiles ». Ils ne sont pas pervertis par les « vaines idoles de fumée »

Zündet das Feuer an!
Feuer ist obenan.
Höchstes, er hat’s getan,
Der es geraubt.
Wer es entzündete,
Sich es verbündete,
Schmiedete, ründete
Kronen dem Haupt.

« Allumez le feu !
Au-dessus de tout est le feu
Nul ne surpasse celui [Prométhée]
qui l’a dérobé,
qui l’a fait jaillir,
se l’est allié,
a forgé, arrondi
des couronnes autour de la tête. »

Mais le feu n’est plus donné non plus, il doit sans cesse être ranimé tant au foyer qu’à l’atelier. Les forgerons ont des mots d’écorcheurs de la terre :

La Terre repose immuable !
Comme elle se laisse torturer !
Comme on la gratte et la racle !
Comme on l’écorche et la bêche !
Il faut que la moisson sorte.
Des valets [Knechte] peinant et suant
tracent sur son dos
des sillons et des bandes
et si les fleurs ne sortent pas on les accable de reproches

Viennent ensuite les bergers qualifiés de « puînés (Nachgeborene) ». Les pâtres viennent réclamer des lames pour couper les roseaux, des pointes pour leurs bâtons contre les loups et les malveillants, des flûtes en métal pour charmer. Mais Prométhée met le holà à tous ces desiderata. Priorité aux armes !

« Forgerons mes amis ! Je n’attends de vous que des armes,
laissez le reste, ce que le laboureur industrieux,
ce que le pêcheur voudrait aujourd’hui vous demander.
Ne faites que des armes ! Et vous aurez alors tout fait »

C’est l’autre face de Prométhée, peu lui chaut que les humains laissent libre cours à leurs pulsions et s’entre-tuent,

« Car tel est le sort assigné aux hommes comme aux animaux, à l’image [Urbild] de qui j’ai créé quelque chose de meilleur, que l’un s’oppose à l’autre, isolé ou en troupe, et s’affronte dans la haine jusqu’à ce que l’un se soit avéré supérieur à l’autre ».

En rêve, Épiméthée aperçoit Elpore, l’étoile du matin. Il ne la connaît pas, Pandora avait emmené avec elle l’une des deux sœurs jumelles, donnant à choisir à Épiméthée qui opta pour Epiméleia. Elpore, c’est l’espérance (en grec elpis). On peut lui demander ce que l’on veut. D’elle, «  bonne fille, vous n’entendrez jamais rien d’autre que oui ». En tout cas pour l’amour car pour les autres attentes telles que gloire, puissance et richesse, ce n’est pas la bonne adresse.

Une femme court et crie « au meurtre ! ». C’est Epiméleia se réfugiant dans les bras de son père, Elle est poursuivie par Phileros. Celui-ci est empoigné par Prométhée et, aussitôt pris, aussitôt impitoyablement jugé selon la loi du père pour qui ne compte pour rien « la puissance infinie qui [l’] a précipité du faîte du bonheur dans la détresse ». Crime de jalousie. S’interrogeant sur l’origine de sa pulsion meurtrière, Phileros, s’adressant à Prométhée, demande :

« Dis-moi, est-ce Pandora ? Tu la vis une fois, cette déesse pernicieuse aux pères, qui torture les fils. Héphaïstos la forma avec de brillants dehors et tissant au dedans la perversion (Verderben). De quel éclat brille ce vase ! Quelle allure élancée ! Quelle boisson enivrante nous offrent ainsi les cieux. Que cachent donc ces hésitations ? L’audace de ses actes. Et ce sourire, ces inclinaisons, que cachent-ils ? La trahison. Ces regards célestes ? Une mortelle raillerie. Ce sein de déesse ? Un cœur de chienne.»

La dernière expression est un emprunt direct à Hésiode dont une partie du récit est très proche. La suite, il faut d’abord la lire dans la langue originale pour apprécier comment Goethe joue du couple de mots Sinn et Wahnsinn, sens et non-sens, raison et déraison.

„O! sag’ mir, ich lüge! O sag’, sie ist rein!
Willkommner als Sinn soll der Wahnsinn mir sein.
Vom Wahnsinn zum Sinne welch glücklicher Schritt!
Vom Sinne zum Wahnsinn! Wer litt, was ich litt?
Nun ist mir’s bequem, dein gestrenges Gebot;
Ich eile, zu scheiden, ich suche den Tod.
Sie zog mir mein Leben ins ihre hinein;
Ich habe nichts mehr, um lebendig zu sein“.

« Oh ! dis-moi que je mens  ! Oh ! dis qu’elle est pure ! La déraison (folie) vaudrait mieux que la raison. De la déraison à la raison, quel heureux passage ! De la raison à la folie !… Qui souffrit jamais ce que j’ai souffert ? Maintenant, ton verdict sévère tombe à point : j’ai hâte de te quitter ; je cherche la mort. Elle a absorbé ma vie dans la sienne : je n’ai plus rien en moi pour vivre encore. »

Alors que pour Philéros sévèrement jugé par son père, la vie ne vaut plus la peine d’être vécue, le leitmotive de la complainte d’Epimeleia est le suivant : Pourquoi tout est-il infini et fini seulement notre bonheur ?

Anamnèse et arts de la mémoire

Je vais, pour la suite, modifier mon approche. Nous avons désormais les ingrédients de l’histoire de cette quasi-catastrophe. Cet évènement déclenche un mécanisme du souvenir à partir d’un même fonds d’origine mythologique. L’intéressant dans ce qui suit apparaît comme un rapprochement des deux frères dans leurs différences et dans un dialogue serré et rapide sur la mémoire, dans les deux dimensions de l’anamnèse.

L’anamnèse. Issu du grec ána (remontée) et mnémè (souvenir), ce terme signifie réminiscence, que l’on traduit aussi par ressouvenir. On distingue deux dimensions dans la mémoire : l’enregistrement que les Grecs appelaient « mnesis » et les Latins « memoria », et la remémoration que les Grecs appelaient « anamnesis » et les Latins « reminiscientia ». Enregistrer ne suffit pas, il faut ensuite faire remonter ou revenir ce qui a été enregistré. (cf)

Prométhée dont les relations avec son frère avaient été rompus par l’acceptation de Pandora par Épiméthée découvre qu’il avait eu deux filles de cette dernière, l’une que sa mère avait emporté avec elle et qui lui ressemble. Aussi évanescente qu’elle, elle en est comme l’image-souvenir. L’autre est restée avec son père.

« Épiméthée :
Son image m’est demeurée fidèle ; elle se dresse toujours devant moi.
Prométhée :
Et sous les traits de sa fille, elle te torture une seconde fois.
Épiméthée :
Souffrir pour un pareil joyau est encore une joie.
Prométhée :
Des trésors, des bijoux, l’homme en fabrique chaque jour avec son poing [Faust]
Épiméthée
Ils sont méprisables s’ils ne sont pas créés en vue d’un bien suprême
Prométhée :
Bien suprême ? A moi ils semblent se valoir tous
Épiméthée :
Que nenni ! L’un deux surpasse tout. Ne l’ai-je pas possédé ?
Prométhée :
Je crois deviner sur quel chemin tu erres.
Épiméthée :
Je n’erre pas. La beauté conduit sur le bon chemin
Prométhée :
Sous la forme de la femme trop aisément elle nous séduit
Épiméthée :
Tu as formé des femmes qui ne sont aucunement séductrices
Prométhée :
Pourtant je les formai d’une argile plus fines même les plus grossières
Épiméthée :
En pensant à l’homme dont elles devaient être les servantes
Prométhée :
Sois valet toi-même , si tu dédaignes la servante fidèle
Épiméthée :
J’évite de te contredire. Ce qui est gravé dans mon cœur et dans mon esprit, je le répète volontiers en silence. O puissance, pour moi divine, du souvenir ! Tu ramènes, rafraîchie, cette sublime image.
Prométhée :
Cette haute figure surgit pour moi aussi des ténèbres du passé. »

Prométhée s’est révélé dans l’extrait ci-dessus comme un authentique dirigeant et fabricant de la société patriarcale. Épiméthée qui n’apprend rien de l’expérience égrène son addiction phantasmatique au retour de la même. Malgré une velléité à saisir au pinceau ou un burin, il renonce aussitôt aux instruments de l’art faute de pratiquer les ars d’Héphaïstos et d’Athéna que Prométhée a volé aussi.

« Enfin elle se montre pourtant ; elle se présente nette et précise à mes yeux. Admirable !… Vite les pinceaux et le burin !… Un clin d’œil la fait évanouir.
Est-il un effort plus inutile ?… Certes, il n’en est pas de plus douloureux, de plus angoissant. Si sévère que soit l’arrêt de Minos, ce qui fut valeur éternelle n’est plus qu’une ombre. Essayons encore de te ramener, ô mon épouse !… L’ai-je saisie ? Mon bonheur m’est-il rendu ?… Ce n’est qu’une image, une apparence. Elle s’envole fugitive, se dissout et s’anéantit. »

Prométhée oppose aux évocations de son frère la liste des artefacts hypomnésiques. Il a l’air de nous faire visiter un musée de la joaillerie : résille d’or, diadème, colliers, ceinture, bagues, tunique, sandales etc… Mais il en a perdu le sens des valeurs. Là où pour Épiméthée, les tresses de la chevelure de Pandora ondulent en longs serpents, Prométhée dit : « Le dragon qui s’enroulait à son bras m’enseigna comment le rigide métal peut s’étirer et se fermer en spirale serpentine ».

Au feu !

Cet échange est interrompu par un incendie qui s’est déclaré dans la propriété et les forêts d’Épiméthée. C’est l’autre dimension ambivalente du feu d’être aussi destructeur. Nous apprendrons par la bouche d’Epimeleia quel en est le point de départ. Le pâtre à l’origine de la crise de jalousie meurtrière de Phileros est mort. Sa tribu est venue le venger. Epiméthée, d’abord hésitant à agir, finit par accepter l’aide de Prométhée qui envoie ses hommes. L’incendie maîtrisé, surgit de la mer Eos, déesse de l’aurore, seule apparition divine dans la pièce. Phileros est sauvé des eaux mais pas par son père, qui n’avait pas anticipé son geste désespéré et qui s’avère ici impuissant. Epimeleia échappe aux flammes dans lesquelles elle voulait se jeter. Les jeunes gens s’unissent. « Ils absorbent en eux l’univers ». Place à l’union « du verbe et de l’acte ». Et la fête peut commencer. C’est bien une pièce festive. C’est Versailles. Prométhée n’aime pas la fête. Pour lui la seule fête qui vaille, c’est l’action. (Des echten Mannes wahre Feier ist die Tat)

Une fin prométhéenne

Et c’est un Prométhée quelque peu différent qui semble apparaître soudain – alors qu’Épiméthée a disparu de la scène – avec un discours étrange et pas bien clair. Après avoir proclamé qu’il n’aime pas la fête, il dit ne pas aimer non plus la nouveauté. Mais quel en serait alors le moteur ? Est-ce Pandora, «image de la force, qui se porte sans cesse en avant » ? En même temps, il dit ne pas croire à l’apprentissage par l’expérience :

« Je n’aime pas le nouveau, et cette espèce a déjà été suffisamment dotée pour la vie terrestre. Sans doute est-elle esclave de l’instant présent ne pensant que rarement à ce qu’il s’est passé la veille, à ses peines et ses joies. Qui sont perdues pour elle. Mais, même l’instant présent, elle s’en empare grossièrement. Elle prend ce qu’elle rencontre, sans penser, sans réfléchir à la façon dont on pourrait le modeler pour un meilleur usage. Ceci je le réprouve ; mais la leçon, le discours et même l’exemple ne produisent que peu d’effet. L’espèce humaine vit au jour le jour en tâtonnant grossièrement avec la légèreté des enfants. Si elle pouvait prendre à cœur le passé et s’approprier d’avantage le présent en le modelant à son avantage, ce serait un bienfait pour tous ; c’est cela mon souhait. »

Goethe a construit une série de couplages qui semblaient devoir être pensés ensemble non en termes antithétiques mais en dialogue : Prométhée/Epiméthée, homme/femme, rationnel/irrationnel, espérance/ désespérance, fini/infini, passé/présent. Alors qu’il paraissait être dans une logique de composition, il en sort brusquement. Autant il était remarquable qu’il débute avec Épiméthée, autant il l’est qu’il finisse par Prométhée. Comme s’il enfouissait l’épiméthéen, le mélancolique, tout en lui faisant quelques concessions, il bascule pour projeter l’image d’un Prométhée différent. Il reste à venir. Quoi qu’il en soit, finalement, le poète nous invite, en creux, à ne pas accepter grossièrement les technologies du présent mais de nous en emparer afin de les façonner pour en faire un meilleur usage que celui vulgaire que nous imposent sans cesse les disruptions de l’industrie. Il suggère aussi d’articuler le synchronique avec le diachronique non pour reproduire à l’infini les anciennes images mais pour en former de nouvelles. Eos donne à Prométhée un dernier conseil pour la route, celui de ne pas franchir la limite de ce qui appartient aux humains et de ce qui reste la part du divin :

« Adieu, père des hommes ! – Écoute ceci : ce qui est souhaitable, vous autres ici-bas le sentez ; ce qu’il faut donner, eux là haut le savent. Grandioses sont vos entreprises, titans ; mais mener vers le bien éternel et l’éternelle beauté, c’est l’œuvre des dieux ; laissez-les faire. »

Ce que l’on pourrait traduire par : La technique, oui, mais pas de prétentions trans-humanistes. L’immortalité est l’affaire des dieux.

Même s’il y a chez lui des références manifestes aux récits d’Hésiode, Goethe ne dit rien des fautes originelles de Prométhée et d’Epiméthée. Il part d’une situation de fait, celle de l’apparition, dans le monde, de la technique, de la mort imprévisible même pour le tout pré-voyant Prométhée et de la différentiation sexuelle. Comme si, en somme, par leur regard sur leurs progénitures ces questions étaient nouvelles pour eux aussi. Le poète traite des conséquences de la tromperie du Titan envers Zeus lors du partage du repas sacrificiel en évoquant ce qu’il se passe dans la génération d’après. Les mortels doivent désormais apprendre par eux-mêmes la technique et le temps, à ensemencer pour cultiver et procréer.

« Tout a désormais son revers : plus de contact avec les dieux qui ne soit aussi à travers le sacrifice, consécration d’une infranchissable barrière entre mortels et immortels, plus de bonheur sans malheur, de naissance sans trépas, d’abondance sans peine ni fatigue, de nourriture sans faim, dépérissement, vieillesse et mortalité, plus de mâle sans femme, de Prométhée sans Épiméthée, plus d’existence humaine sans la double Elpis, attente ambiguë, crainte et espoir à la fois face à un avenir incertain »

(Jean-Pierre Vernant : A la table des hommes in La cuisine du sacrifice en pays grec. NRF Gallimard. P. 132.)

Goethe confronté au passage à la modernité, à une ère nouvelle, a anticipé le constat que feront plus tard aussi Marx et Engels :

« Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés ». (Marx-Engels : Manifeste du Parti communiste)

Je me suis efforcé de cerner au mieux le texte de Goethe. Par son allégorisation, la pièce est sans doute plus intéressante comme jeu de l’esprit que pour un spectacle de théâtre. Sur Prométhée et Épiméthée, il y aurait encore plein d’autres choses à dire notamment en passant par la lecture du Protagoras de Platon que l’on trouvera déjà évoqué ici. J’ai rappelé au début le fait que Goethe était confronté aux bouleversements de l’Europe. J’en profite pour signaler que les questions qu’il soulève concerne l’univers occidental et que, comme le signale Yul Hui, dans son dernier livre paru en français, « il est très problématique de considérer [le prométhéisme] comme un universel » Si les technologies tendent à se globaliser, une culture comme la chinoise ne les appréhende pas de la même manière. Et à partir d’une autre mythologie. (Cf Yuk Hui : La question de la technique en Chine. Éditions Divergences).

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