Le Rhin de Montaigne et son imaginaire technique
Vue « aérienne » de Bâle par Matthäus Merian en 1615
BASLE, trois lieues. Belle ville de la grandeur de Blois ou environ de deux pieces ; car le Rein traverse par le milieu sous un grand & très-large pont de bois. La seigneurie fit cest honneur à MM.d’Estissac & de Montaigne que de leur envoyer par l’un de leurs officiers de leur vin, avec une longue harangue qu’on leur fit estant à table, à laquelle M. de Montaigne respondit fort longtemps, estans descouvers les uns & les autres, en presence de plusieurs Allemans & François qui estoint au poisle [salle à manger] avecques eus. […]
Basilee s’appelle non du mot grec, mais parceque base signifie passage en Allemant. Nous y vismes force de gens de sçavoir, […]
M.de Montaigne jugea qu’ils estoint mal d’accord de leur religion, pour les responses qu’il en receut : les uns se disant Zuingliens, les autres Calvinistes, & les autres Martinistes ; & si fut averty que plusieurs couvoint encore la religion romene dans leur coeur. […]
Nous y vismes une très-belle librerie publicque sur la riviere & en très-belle assiette. Nous y fumes tout le lendemein, & le jour après y disnames &: prinsmes le chemin le long du Rhin deux lieues ou environ ; & puis le laissames sur la main gauche suivant un païs bien fertile & assés plein. Ils ont une infinie abondance de fonteines en toute cette contrée ; il n’est village ny carrefour où il n’y en aye de très belles. Ils disent qu’il y en a plus de trois cens à Basle de conte faict. […]
Après disner,nous passames la riviere d’Arat [Aar] à Broug [Brugge], belle petite ville de MM. de Berne, & delà vinsmes voir une abbaïe que la reine Catherine de Honguerie donna aus seigneurs de Berne l’an 1524, où sont enterrés Leopold, archiduc d’Austriche, & grand nombre de gentilshomes qui furent deffaits avec lui par les Souisses l’an 1386. Leurs armes & noms y sont encore escris, & leurs despouilles maintenues curieusemant. M. de Montaigne parla là à un seigneur de Berne qui y commande, & leur fit tout monstrer. En cette abbaïe il y a des miches de pain toutes prettes & de la souppe pour les passans qui en demandent, & jamais n’en y a nul refusé de l’institution de l’abbaïe. Delà nous passames à un bac qui se conduit avec une polie de fer attachée à une corde haute qui traverse la riviere de Reix [Reuss] qui vient du lac de Lucerne, & nous randismes à
BADE, quatre lieues, petite ville & un bourg à part où sont les beings. C’est une ville catholicque sous la protection des huict cantons de Souisse, en laquelle il s’est faict plusieurs grandes assemblées de princes. Nous ne logeames pas en la ville, mais audit bourg qui est tout au bas de la montaigne le long d’une riviere, ou un torrent plustot, nommé Limaq [Limatt], qui vient du lac de Zuric. Il y a deux ou trois beings publicques decouvers, de quoi il n’y a que les pauvres gens qui se servent. Les autres en fort grand nombre sont enclos dans les maisons, & les divise t’on & départ en plusieurs petites cellules particulieres, closes & ouvertes qu’on loue avec les chambres : lesdites cellules les plus délicates & mieux accommodées qu’il est possible, y attirant des veines d’eau chaude pour chacun being. […].
Nous vinsmes passer le Rhin à la ville de Keyserstoul [Kaiserstuhl]qui est des alliées des Souisses, & catholique, & delà suivimes ladite riviere par un trèsbeau plat païs, jusques à ce que nous rencontrâmes des saults, où elle se rompt contre des rochiers, qu’ils appellent les catharactes, comme celles du Nil. C’est que audessoubs de Schaffouse le Rhin rencontre un fond plein de gros rochiers, où il se rompt, & audessoubs, dans ces mesmes rochiers, il rencontre une pante d’environ deux piques de haut, où il faict un grand sault, escumant & bruiant estrangement. Cela arreste le cours des basteaus & interrompt la navigation de la ditte riviere. Nous vinsmes soupper d’une trete à
SCHAFFOUSE, quatre lieues. Ville capitale de l’un des cantons des Souisses de la religion que j’ay susdict, de ceux de Zurich. Partant de Bade, nous laissames Zurich à main droite où M. de Montaigne estoit deliberé d’aller, n’en estant qu’à deux lieues ; mais on lui rapporta que la peste y estoit. A Schaffouse nous ne vismes rien de rare. Ils y font faire une citadelle qui sera assés belle. Il y a une bute à tirer de l’arbalestre, & une place pour ce service, la plus belle, grande & accommodée d’ombrage, de sieges, de galeries & de logis, qu’il est possible ; & y en a une pareille à l’hacquebute. Il y a des moulins d’eau à sier bois, comme nous en avions veu plusieurs ailleurs, & à broyer du lin & à piller du mil.
Nous passames le long du Rhin, que nous avions à notre mein droite ; jusques à Stain [Stein] petite Ville alliée des cantons, de mesme religion que Schaffouse. Si est ce qu’en chemin, il y avoit force croix de pierre, où nous repassames le Rhin sur un autre pont de bois, & coutoyant la rive, l’aïant à notre main gauche, passames le long d’un autre petite ville, aussi des alliées des cantons catholicques. Le Rhin s’espand là en une merveilleuse largeur, come est notre Garonne davant Blaye, & puis se resserre jusques à
CONSTANCE, quatre lieues, où nous arrivames sur les quatre heures. […]. Nous montasmes au clochier qui est fort haut, & y trouvames un homme attaché pour santinelle, qui n’en part jamais quelque occasion qu’il y ait, & y est enfermé. Ils dressent sur le bord du Rhin, un grand batimant couvert, de cinquante pas de long & quarante de large ou environ ; ils mettront-là douze ou quinze grandes roues, par le moyen desqueles ils esleveront sans cesse grande quantité d’eau, sur un planchié qui sera un estage au dessus, & autres roues de fer en pareil nombre, car les basses sont de bois, & releveront de mesme de ce planchier à un autre audessus. Cett’eau, qui estant montée a cette hauteur, qui est environ de cinquante piés, se degorgera par un grand & large canal artificiel, se conduira dans leur ville, pour y faire moudre plusieurs moulins. L’artisan qui conduisoit cette maison, seulemement pour sa main, avoit cinq mille sept cens florins, & fourni outre cela de vin. Tout au fons de l’eau, ils font un planchier ferme tout au tour, pour rompre, disent-ils, le cours de l’eau, & affin que dans cet estuy elle s’endorme, affin qu’elle s’y puisse puiser plus ayséemant. Ils dressent aussi des engeins, par le moyen desquels on puisse hausser & baisser tout ce rouage, selon que l’eau vient à estre haute ou basse. Le Rhin n’a pas là ce nom : car à la teste de la ville, il s’estand en forme de lac, qui a bien quatre lieues d’Allemaigne de large, & cinq ou six de long. Ils ont une belle terrasse, qui regarde ce grand lac en pouinte, où ils recueillent les marchandises ; & à cinquante pas de ce lac, une belle maisonnette où ils tiennent continuellemant une santinelle ; & y ont attaché une cheine par laquelle ils ferment le pas de l’antrée du pont [port], ayant rangé force pals qui enferment des deux costés cete espace de lac, dans lequel espace se logent les bateaus & se chargent. En l’Eglise Nostre Dame, il y a un conduit, qui, au dessus du Rhin, se va rendre au faux-bourg de la ville. Nous reconnumes que nous perdions le païs de Souisse, à ce que un peu avant que d’arriver à la ville, nous vismes plusieurs maisons de gentil’homes ; car il ne s’en voit guieres en Souisse. […]
Nous passames une ville nommée Sonchem [aujourd’hui Friedrichshafen], qui est Impériale Catholicque, sur la rive du lac de Constance ; en laquelle ville toutes les marchandises d’Oulme [Ulm] de Nuremberg & d’ailleurs se rendent en charrois, & prennent delà la route du Rhin par le lac. Nous arrivasmes sur les trois heures après midy à
LINDE [LINDAU] , trois lieues, petite ville assise à cent pas avant dans le lac, lesquels cent pas on passe sur un pont de pierre: il n’y a que cette entrée, tout le reste de la ville estant entourné de ce lac. Il a bien une lieue de large, & au delà du lac naissent les montaignes des Grisons. Ce lac & toutes les rivieres de là autour sont basses en hiver, & grosses en été, à cause des neges fondues. En tout ce pays les fames [femmes] couvrent leur teste de chappeaus ou bonnets de fourrure, come nos calotes ; le dessus, de quelque fourrure plus honeste, come de gris [fourrure d’écureuil], & ne coute un tel bonnet que trois testons, & le dedans d’eigneaus [agneaux]. La fenêtre qui est au devant de nos calotes, elles la portent en derrière, par où paroît tout leur poil tressé. Elles sont aussi volantiers chaufféees de botines ou rouges ou blanches, qui ne leur siesent pas mal. Il y a exercice de deux Religions. […]
Montaigne : Journal du voyage en Italie par la Suisse & l’Allemagne en 1580 & 1581
Pour Michel de Montaigne, le Rhin n’était pas une frontière et pour cause. Avant de le rencontrer pour la première fois à Bâle, il passe de France en Allemagne au Col de Bussang avant d’arriver à Mulhouse qui était pour lui une ville « souisse » , ce qui n’était pas exact mais constituait néanmoins un avenir possible. Melhouse, comme Montaigne en transcrit le nom phonétiquement, relevait du Saint Empire germanique mais avait, en 1515, l’année de Marignan, signé un pacte d’alliance avec les treize cantons suisses. Par le col, où il note la présence de la source de la Moselle, il passe de Bussang – « petit meschant village, le dernier du langage françois… » – à Thann -« premiere ville d’Allemagne, sujette à l’Empereur, très belle. ». Le passage est celui d’un univers linguistique à l’autre.
Montaigne côtoie le Rhin du 29 septembre 1580, jour de son arrivée à Bâle jusqu’au 10 octobre (il quittera Lindau au bord du lac de Constance, le 11), soit une douzaine de jours sur un voyage qui prendra en tout 17 mois et le mènera de Bordeaux à Paris, puis vers l’Est de la France et en traversant la Suisse alémanique, vers l’Italie avant le retour à Bordeaux où il a, entre temps, été élu maire. La Suisse existait déjà pour lui comme entité alors que l’agrégation de cantons qui allaient la constituer n’était pas encore achevé. Il passe ainsi de ville en ville en Allemagne, en Suisse et en Autriche changeant de religion à mainte reprise. La Suisse était pour lui comme une sorte de pays de cocagne. Opposé à la rudesse allemande
On s’aperçoit qu’à l’époque il fallait peu de choses pour faire apparaître un monde autre à l’exemple de ce Nil qui surgit au milieu du Rhin. Mais il ne voyageait pas vraiment en terra incognita, restant en la Chrestienté dont il observe à loisir les différentes nuances parpaillotes. Et Dieu sait s’il y en a !
Monsieur de Montaigne prend les eaux
Une station thermale de l’espace rhénan. Image extraite de Gregor Reisch : Margarita Philosophica (= encyclopédie) 1504. D’après Les saisons d’Alsace (DNA) n°67 La vie quotidienne au Moyen-âge
Le voyage de celui qui était déjà l’auteur des Essais a fait l’objet d’un journal en partie tenu par son secrétaire en partie rédigé par Montaigne lui-même permettant une sorte de dédoublement auteur et personnage. Olivier Pot a relevé « la prépondérance du motif de l’eau dans la première partie du Journal » :
« le voyageur se déplace en suivant la pente de l’eau, non seulement bien sûr parce qu’il recherche les villes de cure thermale comme Plombières, Baden et la Villa près de Pise, mais aussi, au moins jusqu’à Venise, ville elle-même bâtie sur l’eau, le parcours est censé épouser les méandres des vallées fluviales, celle de la Moselle d’abord, celles du Rhin, de l’Isar et de l’Inn ensuite, enfin la haute vallée de l’Adige. »
[Olivier Pot : Au fil de l’eau/ L’itinéraire de Montaigne en Suisse in Journal de Voyage en Alsace et en Suisse (1580-1581). Actes du colloque de Mulhouse Bâle 12 juin 1995 Editions Honoré Champion].
S’y ajoutent l’eau des bains publics ou privéset ses effets, la réglementation des comportements, l’eau en neige, en cascade, en retenue (pisciculture). L’eau est aussi le milieu dans lequel vit le poisson dont la consommation n’est pas sans lien avec la religion. Il ne nomme pas le poisson qui à son époque était saumon (il est entrain de revenir après avoir disparu). Sans oublier l’eau à boire dont il suit les effets métaboliques, les fontaines etc. Forte présence de cet élément liquide dont on souligne l’importance sur la santé. « La nature n’étoit point encore inventée ». La citation n’est pas de Montaigne mais de Théobald Walsch dans son Voyage en Suisse, en Lombardie et en Piémont (1825) tel que cité par Serge Moussa dans Une rhétorique de l’altérité (in Journal de Voyage en Alsace et en Suisse (1580-1581). Editions Honoré Champion). Il est frappant en effet que tout à son projet anthropologique, Montaigne ne semble rien voir du paysage. Ce qui compte est sa dimension économique et donc les techniques qui la lui confèrent. Dans ces techniques, rapportées à l’eau, il y a les ponts.
Le premier pont se rencontre à Bâle (dont l’horloge est toujours en avance d’une heure). La ville est un lieu du passage du Rhin. Elle en tirerait même son nom. Peu importe que cela soit exacte ou non :
« Basilee s’appelle non du mot grec, mais parce que base signifie passage en Allemant »
En allemand passage se dit Pass. L’existence de ce pont a contribué à faire de Bâle un lieu de Concile. Montaigne a par ailleurs fait l’éloge de celui qui construisit le premier pont sur le Rhin, quelque part au nord de Coblence : Jules César. Il le célèbre en tant qu’ingénieur constructeur de ponts. Il écrit ainsi dans les Essais :
« Là où il [César] parle de son passage de la riviere du Rhin vers l’Allemaigne, il dit qu’estimant indigne de l’honneur du peuple Romain qu’il passast son armée à navires, il fit dresser un pont afin qu’il passat à pied ferme. Ce fut là qu’il batist ce pont admirable dequoy il dechifre particulierement la fabrique : car il ne s’arreste si volontiers en nul endroit de ses faits, qu’à nous representer la subtilité de ses inventions en telle sorte d’ouvrages de main. ».
Pour Montaigne, l’ambassadeur, qu’il voulait être, est aussi un constructeur de ponts. Il y a peut-être même une autre symbolique à Bâle puisque c’est la ville dans laquelle il note l’éclatement des conceptions et pratiques religieuses dont on évite de « remuer la corde » des différences. Montaigne effectue un voyage d’anthropologue. Il s’intéresse aux « gens de sçavoirs » et aux savoirs des gens. Savoir faire, savoirs vivre et savoirs tout court. Les techniques qui l’intéressent outre les ponts : l’invention du vivier, la construction des maisons, les toitures, le confort des lits, les tourne-broches, les poêles en faïence ainsi que les techniques d’utilisation de la force hydraulique.
A propos de la machine hydraulique décrite, ce que le narrateur détaille c’est un projet de machine, la machine elle même n’existe pas. Ou pas encore. L’essentiel du texte est au futur, un futur ancré dans le présent. C’est un imaginaire technique reposant sur la force motrice de l’eau, projet qui ne sera abandonné :
« Ce luxe de détails qui nous fait concevoir, et, en fin de compte, voir l’objet, ne laisse pas d’étonner. Car, enfin, cette machine n’existe pas. Il n’ y a, au demeurant, nulle tentative pour la situer dans la topographie de la ville. L’issue du discours en désigne la fonction : il s’agit de dire le triomphe de l’ingenium qui maîtrise la nature , en opposant cette rupture artificielle qui « endort » le cours de l’eau à la merveille « naturelle » des chutes de Schaffouse contemplées la veille. C’est d’abord le jeu de l’antithèse qui justifie ce développement : les chutes du Rhin rompent, elles aussi, le cours de l’eau, mais en faisant obstacle à l’industrie humaine puisqu’elles entravent la navigation ».
(Gilles Polizzi : Le discours descriptif dans la partie suisse du Journal de voyage in Journal de Voyage en Alsace et en Suisse (1580-1581). Actes du colloque de Mulhouse Bâle 12 juin 1995 Editions Honoré Champion).