Après la semaine sanglante à Berlin et l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, Romain Rolland publie dans l’Humanité des 16, 17 et 18 février 1919 des notes intitulées Janvier rouge à Berlin, un texte essentiellement consacré au récit des événements. Et dans lequel il commence, et c’est l’extrait publié ci-dessous, par lancer un cri d’alarme aux gouvernements de l’Entente sur les conséquences de ces assassinats. Hannah Arendt, pour sa part, évoquera la division durable de la gauche :
« Ainsi la mort de Rosa Luxemburg devint-elle la ligne de partage entre deux époques de l’Allemagne ainsi qu’un point de non retour pour la gauche allemande. Tous ceux qu’avait conduits au communisme une amère déception causée par le parti socialiste furent encore plus déçus par la rapidité du déclin moral et de la désintégration politique du parti communiste ; ils éprouvèrent le sentiment que regagner les rangs socialistes signifierait condamner le meurtre de Rosa «
Hannah Arendt : Rosa Luxemburg in Vies politiques Tel Gallimard
« JANVIER ROUGE A BERLIN
Malgré le saisissement produit par l’assassinat de Liebknecht et. de Rosa Luxembourg, – ce honteux attentat, cet acharnement bestial sur une femme évanouie, dont le corps pantelant est emporté par une bande de chacals pour quelles infâmes profanations! – il ne semble pas que la presse française se soit suffisamment rendu compte de la gravité tragique de ces journées de janvier, non seulement pour la Révolution allemande, mais pour la paix du monde. Les gouvernements de l’Entente et leur presse bourgeoise font preuve d’un singulier aveuglement. Si singulier qu’on se demande s’il n’est pas volontaire. Dans la peur qui les hante des progrès de l’idée communiste en Europe, ils ont salué avec soulagement la défaite des spartakistes, sans prendre garde aux dangers politiques que leur disparition signifiait pour l’Entente. Leur préoccupation unique des intérêts capitalistes prend le pas sur les soucis que ces nationalistes devraient avoir pour leurs nations.
Pour moi, qui ai suivi attentivement la marche des événements depuis deux mois, je me suis convaincu que la réaction conservatrice, militariste et monarchiste, en Allemagne, avance à pas de géant; avec elle se propagent, comme une fièvre, les rancunes nationales et les idées de revanche. Et je vous crie : «Alarme» Gouvernants de l’Entente, vous y avez contribué, par votre politique maladroite et contradictoire, dure et faible à la fois, d’une part avec ses provocations brutales à la fierté nationale, de l’autre avec ses complaisances inouïes à l’égard de certains gouvernants allemands. Car enfin, comment avez-vous pu, vous qui réclamez bruyamment la punition des Kaiser et Kronprinz coupables, comment avez-vous pu, comment pouvez-vous encore négocier avec un Erzberger – l’homme qui écrivait: «Si l’on pouvait anéantir Londres tout entière, ce serait plus humain que de laisser saigner sur le champ de bataille un seul citoyen allemand … Pour tout bateau coulé, il faudrait anéantir au moins une ville anglaise … La sentimentalité dans la guerre est une stupidité criminelle…[1] – Comment pouvez-vous appuyer de vos vœux le triomphe des Scheidemann, complices de la politique impériale, des Ebert et des Noske, qui font appel aux officiers monarchistes et s’inspirent de l’état-major de Ludendorff, invisible et présent, pour écraser les spartakistes, – alors que ceux-ci veulent l’acceptation des leçons de la guerre, la paix loyale, la réconciliation entre les peuples?
Gouvernements bourgeois d’Europe, les intérêts de votre classe vous tiennent plus à cœur que ceux de votre patrie – (je ne parle pas de ceux de l’humanité : on sait qu’ils vous sont complètement étrangers). (…) »
Romain Rolland
[1] Dans le Tag (5 février 1915), cité par la Republik, de W. Herzog, 2 janvier 1919.
Texte publié en appendice à Karl Liebknecht : Lettres du front et de la geôle (1916-1918) traduites par Francis Tréat et Paul Vaillant-Coutourier. Libraire de l’Humanité 1924. Paru en fac-similé aux Editions du Sandre 2007