A l’appel du Collectif pour que vivent nos langues
Pétition + manifestation à Paris,
le 30 novembre 2019
Pour le linguiste allemand Jürgen Trabant, professeur émérite à l’Institut de philologie romane de l’Université libre de Berlin, la pluralité des langues est une conquête de l’Europe. Cette richesse est en voie de perdition pas seulement régionalement mais globalement.
« Le processus à craindre est plutôt celui d’une relégation des langues vulgaires qui annulerait la grande conquête de la culture européenne, à savoir l’accession des langues de l’Europe à un niveau sophistiqué de culture et de pouvoir. Car l’anglais ne sert pas seulement de langue de communication internationale, il remplace de plus en plus la langue nationale même dans le contexte national. Certains discours ne se font plus qu’en anglais. Les sciences, les spectacles, la technologie, l’économie et la finance parlent et écrivent seulement en anglais. Et si les cercles du savoir et du pouvoir parlent, comme au Moyen Âge, une autre langue que le peuple, cette langue devient la langue « supérieure », les langues des peuples redescendant aux niveaux inférieurs, disqualifiées dans leur statut, réservées à un usage domestique et local.
La pluralité des langues est perçue comme un obstacle à la communication ; toute uniformisation linguistique considérée comme un pas vers le progrès. Pourtant cette perception, très présente dans la sociologie et les sciences sociales, ne tient pas compte de ce que l’ascension des langues européennes au même niveau que le latin et leur position de langues de culture avaient mis en évidence : les langues ne sont pas seulement des moyens de communication, mais avant tout des formes de pensée par lesquelles les humains s’approprient intellectuellement le monde. Il faut donc apprendre une langue pour savoir comment on pense dans cette langue, pour rencontrer l’altérité et se « lier d’amitié » avec le voisin européen.
Voici, entre diversité et uniformité linguistiques, la tension fondamentale que l’Europe doit vivre et endurer si elle veut rester elle-même ».
Jürgen Trabant : Extrait de Babel ou le Paradis, les langues de l’Europe in Europa Notre histoire, ouvrage collectif sous la direction d’Étienne François et Thomas Serrier. Flammarion Champs Histoire pp 555-573. Il n’y a pas de référence à un traducteur, ce qui me fait supposer que le texte a été rédigé directement en français.
Jürgen Trabant (né en 1942) est professeur émérite de linguistique à l’Institut de philologie romane à l’Université libre de Berlin. Ses travaux portent sur la linguistique française et italienne, la pensée linguistique européenne, l’histoire et l’anthropologie historique de la langue.
Si la révolution de la grammatisation, pour parler avec Sylvain Auroux, a permis de hisser les langues vernaculaires au niveau de langues « nobles », elle a aussi mené à l’uniformisation des langues nationales. Mais aujourd’hui, nous atteignons une hybris dans la babélisation, une uniformisation qui menace la diversité culturelle. Avec la perte de la diversité des langues et des idiomes s’appauvrit aussi la noodiversité. Même s’il est vrai aussi qu’une communauté de langue -de travail- commune permet de construire de grandes choses, en ce qui concerne la Tour de Babel, heureusement, celle-ci n’a pas pu être terminée. Et si elle ne l’a pas été, c’est que Dieu ne l’a pas voulu. L’utopie d’une langue unique est à l’origine de sa construction et non pas l’inverse, comme on le croit souvent. Et si Dieu n’a pas voulu de la langue unique de la Tour de Babel, c’est qu’il s’agissait d’une révolte contre lui par ceux qui disaient « une seule bouche / les mêmes mots » et qui voulaient rester ensemble , se calfeutrer sur un petit territoire, se faire un nom et qui refusaient de se séparer. Voyant cela, Yhwh bloque la construction, multiplie les langues et disperse les hommes sur la terre. Pourquoi avons-nous inversé le récit et identifié Babel au multilinguisme alors que c’est le contraire ? La diversité linguistique fait partie de la condition humaine. Le monolinguisme non plus n’existe pas, nous dit Derrida quand bien même nous existerions à l’intérieur d’une seule et même langue. Toute langue recèle diverses langues. « La Tour de Babel n’existe pas » : jamais il n’y eut qu’une langue parmi les humains, écrit Clarisse Herrenschmidt (Cf La Tour de Babel n’existe pas)
Quand bien même le pouvoir l’imposerait. Et peut-on qualifier le basic english de langue ?
En France, la volonté d’imposer une langue unique est aussi politique, liée à la centralisation étatique, « héritage de l’Ancien Régime ».
« C’est la question récurrente de la manière dont se fait l’unité d’une société. Cela peut être par réduction de la pluralité ou par prise en compte de cette pluralité. De ce point de vue, la question des langues est liée à celle des identités. À vouloir faire dominer en chacun de nous un aspect de nos identités complexes, celui de la nationalité et de la langue qui lui est reliée, on appauvrit et les individus et la société. Ne parlons pas de l’espace international qui est investi par un anglais basique d’une pauvreté remarquable. S’il est nécessaire à chaque échelle des échanges humains, d’avoir une langue commune, il ne faut pas que celle-ci aboutisse à l’élimination des autres. Puisque nous parlons ici de violence, il y a une grande violence à refuser à quelqu’un le parler de sa langue natale. On devrait résister dans les instances internationales à réduire les débats à une seule langue pour des raisons économiques. Les dépenses de traduction sont à sanctuariser car la conservation des langues est un objectif capital ».
(Monique Chemillier-Gendreau : Régression de la démocratie et déchaînement de la violence. Editions Textuel pp 72-73)
En Europe, le mouvement de perte de la diversité linguistique dénoncé par J. Trabant est en contradiction avec les principes affichés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 21 et 22) – qui prévoyait l’égalité de traitement des 23 langues officielles de l’Union et la sauvegarde des autres langues parlées en Europe. En pratique, ces règles sont largement contrevenues. Pas seulement du fait des institutions européennes mais aussi par des pratiques locales irréfléchies. A Mulhouse, par exemple, a été lancée à la rentrée dernière une école primaire élitaire bilingue sur le fondement qu’elle « aura pour vocation de permettre aux enfants de construire leur apprentissage et leur culture dans un espace rhénan et européen », dixit l’adjointe au maire déléguée à l’éducation. Au nom de la culture et de l’espace rhénan, cette école sera bilingue … français-anglais car comme le déclare Mme le maire : « En termes d’insertion dans l’emploi, parler l’anglais reste fondamental. Prenez l’exemple des métiers de l’automobile : toutes les fiches sont rédigées dans cette langue… ». Si donc les fiches de l’industrie sont en anglais, il ne reste plus qu’à remiser aux oubliettes notre bilinguisme franco-allemand d’origine. Approuvé à l’unanimité, gauche comprise moins une abstention. Même pas un vote contre. Nos élus ont un problème avec la géographie. Les jeunes élèves devenus grands iront peut-être à l’université et utiliseront son learning center, sans guillemet désormais, avec son mail, histoire de se rappeler qu’ils sont dans l’espace rhénan. Ils y seront commeen classe, dixit l’architecte. « On a gardé le terme learning center en raisondu soutien à l’apprentissage de chacun car ce n’est pas une bibliothèque améliorée », explique (?) la présidente de l’Université, rapporte la presse locale. Quelle langue parle-t-on à l’Université de Haute-Alsace ? Le bâtiment conçu par un architecte inspiré d’un architecte mulhousien « qui a fait ses études à Berckeley (Californie) » aura la forme d’une soucoupe volante. Cela ne préjuge pas de la qualité du bâtiment qui n’est pas encore ouvert au public. Il n’est question ici que du langage utilisé, non pas en termes d’emprunt, ce qui est secondaire, mais de l’imaginaire californien qui l’accompagne quand dans le même temps l’on songe à faire de l’Alsace une life-valley et que l’on rêve de bigoudis connectés. Pour un peu, on se croirait à Disneyland dont la variante régionale se nomme Europapark située pas très loin de la Bibliothèque humaniste de Sélestat. La boucle serait ainsi bouclée. Apprendra-t-on encore l’allemand au learning center ? Pas sûr, si cela continue ainsi : « En trois ans, cinq universités ont fermé leur département d’allemand. Le nombre d’étudiants en littérature et civilisation germaniques a chuté de 25 %. », nous informe le journal Le Monde . Que deviendra le couple franco-allemand, qui a toujours aussi été, il est vrai, un ménage à trois avec la Grand Bretagne, sans progéniture ? A refuser d’assumer sa singularité, l’on se dévalorise.
Des signaux en guise de paroles
Aux facteurs politiques, économiques et techniques traditionnels s’ajoute aujourd’hui le numérique qui les sur-détermine :
« le modèle de la numérisation comme langage universel capable de traiter les informations de toute sortes et de convertir toute espèce de qualité singulière en une quantité mesurable, accrédite l’idée selon laquelle la diversité des systèmes linguistiques pourrait et même devrait disparaître. L’emprise de ce modèle cybernétique sur la gestion des entreprises en général et celle des « ressources humaines » en particulier est aujourd’hui considérable. Il ne s’agit plus, comme du temps de Taylor et Ford, de traiter les salariés comme des exécutants dociles, mais comme des machines intelligentes et programmables, capables de réaliser par elles-mêmes les objectifs quantifiables qu’on leur assigne. Comme sur les marchés de la théorie économique, ce sont moins des paroles que des signaux qui doivent circuler dans l’entreprise, c’est-à- dire des processus physiques entraînant mécaniquement des effets prévisibles et mesurables ».
Barbara Cassin a été nommée à l’Académie française. La lame de son épée est, nous informe la vénérable institution en cuir souple et percée de petits trous, où transparaît en lumière et en couleur, grâce à des fibres optiques, la devise « Plus d’une langue », empruntée à Jacques Derrida. Dans son discours de réception, la philosophe s’en expliquait :
« À l’horizon, se profile le château de Villers-Cotterêts [dont l’ordonnance de 1539, jamais abrogée qui porte son nom, fait du français la langue officielle du droit et de l’administration, en lieu et place du latin mais aussi des dialectes et langues régionales], future cité de la langue française, implantée dans l’un des territoires où le taux d’illettrisme est le plus élevé. Plus d’une langue, c’est faire entendre qu’à l’intérieur de lui-même le français est multiple, divers. Il provient d’autres langues, compose des éléments venus d’ailleurs. Il évolue avec l’histoire,se réinvente avec la géographie. Ce plus d’une langue conduit de l’étymologie et de la grammaire aux emprunts et aux assimilations ; il mène aussi des terroirs et des régions à quelque chose comme une langue-monde. On ne dira jamais assez l’importance,pour la France et pour le français, des langues parlées en France, toutes…. »
Pour Derrida, ce plus d’une langue, qui n’est pas une phrase sert de définition de la déconstruction, un jeu de langue.
– Imagine-le, figure-toi quelqu’un qui cultiverait le français.
Ce qui s’appelle le français.
Et que le français cultiverait.
Et qui, citoyen français de surcroît, serait donc un sujet, comme on dit, de culture française.
Or un jour ce sujet de culture française viendrait te dire, par exemple, en bon français :
« Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. »
Jacques Derrida : le monolinguisme de l’Autre
Dans le monolinguisme de l’Autre, pour autant que j’ai réussi à en comprendre quelque chose, Derrrida explique quele monolinguisme n’existe pas. Aucune langue n’appartient en propre à quelqu’un. Quand bien même elle serait langue unique souveraine et qu’on ne parlerait qu’à l’intérieur d’elle, c’est toujours celle de l’autre et non la sienne singulière, ce qu’il ramasse dans une double proposition :
« 1/ On ne parle jamais qu’une seule langue. 2/ On ne parle jamais une seule langue ».
La langue que je parle ne m’appartient pas mais c’est la mienne. Et si je n’en prends pas soin, je la perdrait. L’idiome comme singularité est aussi le support d’une possibilité de pensée individuée. Mais nous ne pensons pas toujours, loin s’en faut, d’une manière singulière.
Je note que Barbara Cassin ne parlait que de la richesse de la langue française et que la question reste ouverte pour celles de l’Alsace-Moselle de substrat germanique. Le mouvement alsacien Unser Land a écrit une lettre ouverte à Barbara Cassin, in elsässischer Hochachtung :
« Nos comptons sur vous pour faire évoluer la vénérable assemblée que vous venez de rejoindre vers l’incitation – enfin! – à la ratification par la France de la charte européenne des langues régionales et minoritaires. Il n’est pas acceptable que notre pays reste l’exception monolingue de l’Europe du XXIe siècle ».
Ceci dit nos langues n’existeront que si nous les défendons nous-mêmes.
Le Collectif Pour Que Vivent Nos Langues a lancé cette pétition adressée à Jean-Michel Blanquer, ministre sans fichu de l’Éducation nationale. En voici le texte intégral :
« Nos langues, ce sont l’occitan-langue d’oc, le basque, le breton, le catalan, le corse, le flamand occidental, l’allemand standard et dialectal alsacien et mosellan, le savoyard (arpitan-francoprovençal), les langues d’Oïl, les créoles et les langues autochtones des territoires des Outre-Mer. Toutes résistent en France pour ne pas disparaître car elles figurent toutes à l’inventaire des « langues menacées de disparition » établi par l’Unesco. Malgré l’élan mondial pour que biodiversité naturelle et biodiversité culturelle soient enfin considérées et préservées, malgré les textes internationaux qui régissent les droits de l’Homme et les droits des peuples, l’État français, en dépit de multiples condamnations par l’ONU, continue son œuvre de destruction du patrimoine immatériel millénaire que sont nos langues et nos cultures.
Au point de faiblesse qu’elles ont aujourd’hui atteint, c’est leur survie dont il est question. Les populations concernées sont attachées à la sauvegarde du patrimoine linguistique et culturel de leurs territoires. Cependant les efforts de nombreux militants, parents d’élèves et enseignants de l’enseignement public, de l’enseignement associatif et de l’enseignement catholique ainsi que des élus et bénévoles qui forment un réseau dense et actif, ne peuvent suffire face à la mauvaise volonté de l’État. Il n’existe en France aucune volonté réelle, derrière des apparences et des discours convenus, de la part des pouvoirs politiques qui se succèdent à la tête de l’État, de mettre en place de véritables politiques linguistiques efficaces.
La situation de l’enseignement, vecteur essentiel de la transmission et de la vitalité de nos langues, est emblématique de cette mauvaise volonté. La loi dispose que « les langues et cultures régionales appartenant au patrimoine de la France, leur enseignement est favorisé … ». Nous constatons que non seulement cette loi et les conventions signées par l’État ne sont pas respectées, mais que les différentes formes d’enseignement (optionnelle, bilingue et immersive) sont mises à mal par la politique de l’actuel ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer. Encore plus que celle de ses prédécesseurs, sa politique conduit à accélérer le déclin de nos langues comme le montrent sa récente réforme du baccalauréat, et ses déclarations au Sénat le 21 mai dernier contre l’enseignement par immersion.
Les attaques contre l’enseignement de nos langues sont nombreuses.
La réforme des enseignements en lycée et de l’organisation du baccalauréat a des conséquences terribles pour toutes les filières de langues régionales, comme le prouvent les remontées de terrain montrant partout une chute dramatique des effectifs d’élèves inscrits en langues régionales.
Le discours officiel, ministre et recteurs en tête, présente cette réforme comme une « avancée » qui « conforte » et « valorise » ces langues et leur enseignement. En réalité elle les fragilise et les dévalorise, elle les prive de toute attractivité par la suppression de possibilités, par la mise en concurrence et par le jeu de coefficients ridicules pour la forme d’enseignement la plus répandue. Les chutes d’effectifs atteignent jusque 70% dans certaines classes de lycée ! C’est le règne du double langage qui continue au sein du Ministère de l’Éducation nationale, d’autant plus que les moyens financiers et humains sont toujours aussi insuffisants pour répondre aux besoins, particulièrement sur certains territoires.
Nous déplorons le refus de toute nouvelle mesure significative en faveur de nos langues dans la loi « pour une école de la confiance » malgré la nécessité d’élargir l’offre d’enseignement de nos langues et les propositions pertinentes de députés et sénateurs.
Nous rappelons que l’enseignement immersif est d’usage courant en Europe et dans le monde pour la sauvegarde de langues menacées par une langue dominante : pour le français au Québec (vis à vis de l’anglais), pour le basque ou le catalan en Espagne (vis à vis du castillan), pour le gallois en Grande Bretagne (vis à vis de l’anglais), pour l’allemand en Belgique germanophone, etc… Il s’agit d’une pratique reconnue pour l’enseignement de nos langues en France, depuis de nombreuses années dans le secteur de l’enseignement associatif avec des expérimentations prometteuses dans l’enseignement public, pour le catalan, en Corse et au Pays basque. Alors que l’urgence devrait être de permettre d’étendre ces méthodes immersives efficaces à l’école publique et dans les écoles privées, selon la déclaration de M. Jean-Michel Blanquer devant le Sénat, tout cela doit disparaître !
Or, ce qui est en jeu, c’est l’existence-même du patrimoine culturel que nous portons, en Corse, en Bretagne, en Alsace et Moselle, en Catalogne, en Flandre, en Savoie, au Pays basque, dans l’ensemble occitan et dans bien d’autres régions françaises attachées à leurs particularités culturelles et linguistiques.
Nous nous sommes rassemblés pour que, au Parlement Européen, à l’Assemblée nationale et au Sénat, dans les Collectivités, villes et villages de nos territoires qui portent la diversité culturelle de la France et de l’Europe, un large mouvement de protestation indignée et combative se lève pour arrêter ces politiques linguicides et pour que soient enfin décidées des politiques linguistiques porteuses d’espoir pour l’avenir à l’image de ce qui se fait au Québec, au Pays de Galles ou encore dans la communauté autonome du Pays basque. »
Le Collectif « Pour Que Vivent Nos Langues »
J’ai signé la pétition et vous invite à faire de même avec le lien ci-dessus.
Pour finir avec le sourire, je vous propose cette chanson qui imagine que les Anglais avec le Brexit seront obligés de rendre les mots français qu’ils ont emprunté. En anglais pour le coup.
Spectres de Babel
A l’appel du Collectif pour que vivent nos langues
Pétition + manifestation à Paris,
le 30 novembre 2019
Pour le linguiste allemand Jürgen Trabant, professeur émérite à l’Institut de philologie romane de l’Université libre de Berlin, la pluralité des langues est une conquête de l’Europe. Cette richesse est en voie de perdition pas seulement régionalement mais globalement.
« Le processus à craindre est plutôt celui d’une relégation des langues vulgaires qui annulerait la grande conquête de la culture européenne, à savoir l’accession des langues de l’Europe à un niveau sophistiqué de culture et de pouvoir. Car l’anglais ne sert pas seulement de langue de communication internationale, il remplace de plus en plus la langue nationale même dans le contexte national. Certains discours ne se font plus qu’en anglais. Les sciences, les spectacles, la technologie, l’économie et la finance parlent et écrivent seulement en anglais. Et si les cercles du savoir et du pouvoir parlent, comme au Moyen Âge, une autre langue que le peuple, cette langue devient la langue « supérieure », les langues des peuples redescendant aux niveaux inférieurs, disqualifiées dans leur statut, réservées à un usage domestique et local.
La pluralité des langues est perçue comme un obstacle à la communication ; toute uniformisation linguistique considérée comme un pas vers le progrès. Pourtant cette perception, très présente dans la sociologie et les sciences sociales, ne tient pas compte de ce que l’ascension des langues européennes au même niveau que le latin et leur position de langues de culture avaient mis en évidence : les langues ne sont pas seulement des moyens de communication, mais avant tout des formes de pensée par lesquelles les humains s’approprient intellectuellement le monde. Il faut donc apprendre une langue pour savoir comment on pense dans cette langue, pour rencontrer l’altérité et se « lier d’amitié » avec le voisin européen.
Voici, entre diversité et uniformité linguistiques, la tension fondamentale que l’Europe doit vivre et endurer si elle veut rester elle-même ».
Jürgen Trabant : Extrait de Babel ou le Paradis, les langues de l’Europe in Europa Notre histoire, ouvrage collectif sous la direction d’Étienne François et Thomas Serrier. Flammarion Champs Histoire pp 555-573. Il n’y a pas de référence à un traducteur, ce qui me fait supposer que le texte a été rédigé directement en français.
Jürgen Trabant (né en 1942) est professeur émérite de linguistique à l’Institut de philologie romane à l’Université libre de Berlin. Ses travaux portent sur la linguistique française et italienne, la pensée linguistique européenne, l’histoire et l’anthropologie historique de la langue.
Si la révolution de la grammatisation, pour parler avec Sylvain Auroux, a permis de hisser les langues vernaculaires au niveau de langues « nobles », elle a aussi mené à l’uniformisation des langues nationales. Mais aujourd’hui, nous atteignons une hybris dans la babélisation, une uniformisation qui menace la diversité culturelle. Avec la perte de la diversité des langues et des idiomes s’appauvrit aussi la noodiversité. Même s’il est vrai aussi qu’une communauté de langue -de travail- commune permet de construire de grandes choses, en ce qui concerne la Tour de Babel, heureusement, celle-ci n’a pas pu être terminée. Et si elle ne l’a pas été, c’est que Dieu ne l’a pas voulu. L’utopie d’une langue unique est à l’origine de sa construction et non pas l’inverse, comme on le croit souvent. Et si Dieu n’a pas voulu de la langue unique de la Tour de Babel, c’est qu’il s’agissait d’une révolte contre lui par ceux qui disaient « une seule bouche / les mêmes mots » et qui voulaient rester ensemble , se calfeutrer sur un petit territoire, se faire un nom et qui refusaient de se séparer. Voyant cela, Yhwh bloque la construction, multiplie les langues et disperse les hommes sur la terre. Pourquoi avons-nous inversé le récit et identifié Babel au multilinguisme alors que c’est le contraire ? La diversité linguistique fait partie de la condition humaine. Le monolinguisme non plus n’existe pas, nous dit Derrida quand bien même nous existerions à l’intérieur d’une seule et même langue. Toute langue recèle diverses langues. « La Tour de Babel n’existe pas » : jamais il n’y eut qu’une langue parmi les humains, écrit Clarisse Herrenschmidt (Cf La Tour de Babel n’existe pas )
Quand bien même le pouvoir l’imposerait. Et peut-on qualifier le basic english de langue ?
En France, la volonté d’imposer une langue unique est aussi politique, liée à la centralisation étatique, « héritage de l’Ancien Régime ».
« C’est la question récurrente de la manière dont se fait l’unité d’une société. Cela peut être par réduction de la pluralité ou par prise en compte de cette pluralité. De ce point de vue, la question des langues est liée à celle des identités. À vouloir faire dominer en chacun de nous un aspect de nos identités complexes, celui de la nationalité et de la langue qui lui est reliée, on appauvrit et les individus et la société. Ne parlons pas de l’espace international qui est investi par un anglais basique d’une pauvreté remarquable. S’il est nécessaire à chaque échelle des échanges humains, d’avoir une langue commune, il ne faut pas que celle-ci aboutisse à l’élimination des autres. Puisque nous parlons ici de violence, il y a une grande violence à refuser à quelqu’un le parler de sa langue natale. On devrait résister dans les instances internationales à réduire les débats à une seule langue pour des raisons économiques. Les dépenses de traduction sont à sanctuariser car la conservation des langues est un objectif capital ».
(Monique Chemillier-Gendreau : Régression de la démocratie et déchaînement de la violence. Editions Textuel pp 72-73)
En Europe, le mouvement de perte de la diversité linguistique dénoncé par J. Trabant est en contradiction avec les principes affichés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 21 et 22) – qui prévoyait l’égalité de traitement des 23 langues officielles de l’Union et la sauvegarde des autres langues parlées en Europe. En pratique, ces règles sont largement contrevenues. Pas seulement du fait des institutions européennes mais aussi par des pratiques locales irréfléchies. A Mulhouse, par exemple, a été lancée à la rentrée dernière une école primaire élitaire bilingue sur le fondement qu’elle « aura pour vocation de permettre aux enfants de construire leur apprentissage et leur culture dans un espace rhénan et européen », dixit l’adjointe au maire déléguée à l’éducation. Au nom de la culture et de l’espace rhénan, cette école sera bilingue … français-anglais car comme le déclare Mme le maire : « En termes d’insertion dans l’emploi, parler l’anglais reste fondamental. Prenez l’exemple des métiers de l’automobile : toutes les fiches sont rédigées dans cette langue… ». Si donc les fiches de l’industrie sont en anglais, il ne reste plus qu’à remiser aux oubliettes notre bilinguisme franco-allemand d’origine. Approuvé à l’unanimité, gauche comprise moins une abstention. Même pas un vote contre. Nos élus ont un problème avec la géographie. Les jeunes élèves devenus grands iront peut-être à l’université et utiliseront son learning center, sans guillemet désormais, avec son mail, histoire de se rappeler qu’ils sont dans l’espace rhénan. Ils y seront comme en classe, dixit l’architecte. « On a gardé le terme learning center en raison du soutien à l’apprentissage de chacun car ce n’est pas une bibliothèque améliorée », explique (?) la présidente de l’Université, rapporte la presse locale. Quelle langue parle-t-on à l’Université de Haute-Alsace ? Le bâtiment conçu par un architecte inspiré d’un architecte mulhousien « qui a fait ses études à Berckeley (Californie) » aura la forme d’une soucoupe volante. Cela ne préjuge pas de la qualité du bâtiment qui n’est pas encore ouvert au public. Il n’est question ici que du langage utilisé, non pas en termes d’emprunt, ce qui est secondaire, mais de l’imaginaire californien qui l’accompagne quand dans le même temps l’on songe à faire de l’Alsace une life-valley et que l’on rêve de bigoudis connectés. Pour un peu, on se croirait à Disneyland dont la variante régionale se nomme Europapark située pas très loin de la Bibliothèque humaniste de Sélestat. La boucle serait ainsi bouclée. Apprendra-t-on encore l’allemand au learning center ? Pas sûr, si cela continue ainsi : « En trois ans, cinq universités ont fermé leur département d’allemand. Le nombre d’étudiants en littérature et civilisation germaniques a chuté de 25 %. », nous informe le journal Le Monde . Que deviendra le couple franco-allemand, qui a toujours aussi été, il est vrai, un ménage à trois avec la Grand Bretagne, sans progéniture ? A refuser d’assumer sa singularité, l’on se dévalorise.
Des signaux en guise de paroles
Aux facteurs politiques, économiques et techniques traditionnels s’ajoute aujourd’hui le numérique qui les sur-détermine :
« le modèle de la numérisation comme langage universel capable de traiter les informations de toute sortes et de convertir toute espèce de qualité singulière en une quantité mesurable, accrédite l’idée selon laquelle la diversité des systèmes linguistiques pourrait et même devrait disparaître. L’emprise de ce modèle cybernétique sur la gestion des entreprises en général et celle des « ressources humaines » en particulier est aujourd’hui considérable. Il ne s’agit plus, comme du temps de Taylor et Ford, de traiter les salariés comme des exécutants dociles, mais comme des machines intelligentes et programmables, capables de réaliser par elles-mêmes les objectifs quantifiables qu’on leur assigne. Comme sur les marchés de la théorie économique, ce sont moins des paroles que des signaux qui doivent circuler dans l’entreprise, c’est-à- dire des processus physiques entraînant mécaniquement des effets prévisibles et mesurables ».
Alain Supiot : Les langues de travail
« Plus d’une langue »(Derrida)
Barbara Cassin a été nommée à l’Académie française. La lame de son épée est, nous informe la vénérable institution en cuir souple et percée de petits trous, où transparaît en lumière et en couleur, grâce à des fibres optiques, la devise « Plus d’une langue », empruntée à Jacques Derrida. Dans son discours de réception, la philosophe s’en expliquait :
« À l’horizon, se profile le château de Villers-Cotterêts [dont l’ordonnance de 1539, jamais abrogée qui porte son nom, fait du français la langue officielle du droit et de l’administration, en lieu et place du latin mais aussi des dialectes et langues régionales], future cité de la langue française, implantée dans l’un des territoires où le taux d’illettrisme est le plus élevé. Plus d’une langue, c’est faire entendre qu’à l’intérieur de lui-même le français est multiple, divers. Il provient d’autres langues, compose des éléments venus d’ailleurs. Il évolue avec l’histoire,se réinvente avec la géographie. Ce plus d’une langue conduit de l’étymologie et de la grammaire aux emprunts et aux assimilations ; il mène aussi des terroirs et des régions à quelque chose comme une langue-monde. On ne dira jamais assez l’importance,pour la France et pour le français, des langues parlées en France, toutes…. »
Barbara Cassin : Discours de réception
Pour Derrida, ce plus d’une langue, qui n’est pas une phrase sert de définition de la déconstruction, un jeu de langue.
– Imagine-le, figure-toi quelqu’un qui cultiverait le français.
Ce qui s’appelle le français.
Et que le français cultiverait.
Et qui, citoyen français de surcroît, serait donc un sujet, comme on dit, de culture française.
Or un jour ce sujet de culture française viendrait te dire, par exemple, en bon français :
« Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. »
Jacques Derrida : le monolinguisme de l’Autre
Dans le monolinguisme de l’Autre, pour autant que j’ai réussi à en comprendre quelque chose, Derrrida explique que le monolinguisme n’existe pas. Aucune langue n’appartient en propre à quelqu’un. Quand bien même elle serait langue unique souveraine et qu’on ne parlerait qu’à l’intérieur d’elle, c’est toujours celle de l’autre et non la sienne singulière, ce qu’il ramasse dans une double proposition :
« 1/ On ne parle jamais qu’une seule langue. 2/ On ne parle jamais une seule langue ».
La langue que je parle ne m’appartient pas mais c’est la mienne. Et si je n’en prends pas soin, je la perdrait. L’idiome comme singularité est aussi le support d’une possibilité de pensée individuée. Mais nous ne pensons pas toujours, loin s’en faut, d’une manière singulière.
Je note que Barbara Cassin ne parlait que de la richesse de la langue française et que la question reste ouverte pour celles de l’Alsace-Moselle de substrat germanique. Le mouvement alsacien Unser Land a écrit une lettre ouverte à Barbara Cassin, in elsässischer Hochachtung :
« Nos comptons sur vous pour faire évoluer la vénérable assemblée que vous venez de rejoindre vers l’incitation – enfin! – à la ratification par la France de la charte européenne des langues régionales et minoritaires. Il n’est pas acceptable que notre pays reste l’exception monolingue de l’Europe du XXIe siècle ».
Ceci dit nos langues n’existeront que si nous les défendons nous-mêmes.
Mobilisation Générale Pour Que Vivent Nos Langues. Tous à Paris le 30 novembre – signez la pétition en cliquant sur ce lien.
Le Collectif Pour Que Vivent Nos Langues a lancé cette pétition adressée à Jean-Michel Blanquer, ministre sans fichu de l’Éducation nationale. En voici le texte intégral :
« Nos langues, ce sont l’occitan-langue d’oc, le basque, le breton, le catalan, le corse, le flamand occidental, l’allemand standard et dialectal alsacien et mosellan, le savoyard (arpitan-francoprovençal), les langues d’Oïl, les créoles et les langues autochtones des territoires des Outre-Mer. Toutes résistent en France pour ne pas disparaître car elles figurent toutes à l’inventaire des « langues menacées de disparition » établi par l’Unesco. Malgré l’élan mondial pour que biodiversité naturelle et biodiversité culturelle soient enfin considérées et préservées, malgré les textes internationaux qui régissent les droits de l’Homme et les droits des peuples, l’État français, en dépit de multiples condamnations par l’ONU, continue son œuvre de destruction du patrimoine immatériel millénaire que sont nos langues et nos cultures.
Au point de faiblesse qu’elles ont aujourd’hui atteint, c’est leur survie dont il est question. Les populations concernées sont attachées à la sauvegarde du patrimoine linguistique et culturel de leurs territoires. Cependant les efforts de nombreux militants, parents d’élèves et enseignants de l’enseignement public, de l’enseignement associatif et de l’enseignement catholique ainsi que des élus et bénévoles qui forment un réseau dense et actif, ne peuvent suffire face à la mauvaise volonté de l’État. Il n’existe en France aucune volonté réelle, derrière des apparences et des discours convenus, de la part des pouvoirs politiques qui se succèdent à la tête de l’État, de mettre en place de véritables politiques linguistiques efficaces.
La situation de l’enseignement, vecteur essentiel de la transmission et de la vitalité de nos langues, est emblématique de cette mauvaise volonté. La loi dispose que « les langues et cultures régionales appartenant au patrimoine de la France, leur enseignement est favorisé … ». Nous constatons que non seulement cette loi et les conventions signées par l’État ne sont pas respectées, mais que les différentes formes d’enseignement (optionnelle, bilingue et immersive) sont mises à mal par la politique de l’actuel ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer. Encore plus que celle de ses prédécesseurs, sa politique conduit à accélérer le déclin de nos langues comme le montrent sa récente réforme du baccalauréat, et ses déclarations au Sénat le 21 mai dernier contre l’enseignement par immersion.
Les attaques contre l’enseignement de nos langues sont nombreuses.
La réforme des enseignements en lycée et de l’organisation du baccalauréat a des conséquences terribles pour toutes les filières de langues régionales, comme le prouvent les remontées de terrain montrant partout une chute dramatique des effectifs d’élèves inscrits en langues régionales.
Le discours officiel, ministre et recteurs en tête, présente cette réforme comme une « avancée » qui « conforte » et « valorise » ces langues et leur enseignement. En réalité elle les fragilise et les dévalorise, elle les prive de toute attractivité par la suppression de possibilités, par la mise en concurrence et par le jeu de coefficients ridicules pour la forme d’enseignement la plus répandue. Les chutes d’effectifs atteignent jusque 70% dans certaines classes de lycée ! C’est le règne du double langage qui continue au sein du Ministère de l’Éducation nationale, d’autant plus que les moyens financiers et humains sont toujours aussi insuffisants pour répondre aux besoins, particulièrement sur certains territoires.
Nous déplorons le refus de toute nouvelle mesure significative en faveur de nos langues dans la loi « pour une école de la confiance » malgré la nécessité d’élargir l’offre d’enseignement de nos langues et les propositions pertinentes de députés et sénateurs.
Nous rappelons que l’enseignement immersif est d’usage courant en Europe et dans le monde pour la sauvegarde de langues menacées par une langue dominante : pour le français au Québec (vis à vis de l’anglais), pour le basque ou le catalan en Espagne (vis à vis du castillan), pour le gallois en Grande Bretagne (vis à vis de l’anglais), pour l’allemand en Belgique germanophone, etc… Il s’agit d’une pratique reconnue pour l’enseignement de nos langues en France, depuis de nombreuses années dans le secteur de l’enseignement associatif avec des expérimentations prometteuses dans l’enseignement public, pour le catalan, en Corse et au Pays basque. Alors que l’urgence devrait être de permettre d’étendre ces méthodes immersives efficaces à l’école publique et dans les écoles privées, selon la déclaration de M. Jean-Michel Blanquer devant le Sénat, tout cela doit disparaître !
Or, ce qui est en jeu, c’est l’existence-même du patrimoine culturel que nous portons, en Corse, en Bretagne, en Alsace et Moselle, en Catalogne, en Flandre, en Savoie, au Pays basque, dans l’ensemble occitan et dans bien d’autres régions françaises attachées à leurs particularités culturelles et linguistiques.
Nous nous sommes rassemblés pour que, au Parlement Européen, à l’Assemblée nationale et au Sénat, dans les Collectivités, villes et villages de nos territoires qui portent la diversité culturelle de la France et de l’Europe, un large mouvement de protestation indignée et combative se lève pour arrêter ces politiques linguicides et pour que soient enfin décidées des politiques linguistiques porteuses d’espoir pour l’avenir à l’image de ce qui se fait au Québec, au Pays de Galles ou encore dans la communauté autonome du Pays basque. »
Le Collectif « Pour Que Vivent Nos Langues »
J’ai signé la pétition et vous invite à faire de même avec le lien ci-dessus.
Pour finir avec le sourire, je vous propose cette chanson qui imagine que les Anglais avec le Brexit seront obligés de rendre les mots français qu’ils ont emprunté. En anglais pour le coup.