Theodor Adorno : L’essai comme forme
La proposition de dissémination de la webassociation des auteurs pour le mois de mars vient d’Antoine Brea (voir son site). Elle est la suivante :
« Peut-on aimer un genre ? demandait il y a quelques mois l’excellente émission radiophonique Les Nouveaux Chemins de la Connaissance diffusée par France Culture. Et de souligner à travers son invitée, Marielle Macé, que la question du genre en littérature a d’abord rapport à l’identité du lecteur, à sa propre définition par le genre dans quoi il se reconnaît, où il investit un désir «générique» qui dépasse le seul plaisir de lire une œuvre singulière. On voit que le problème est plus délicat qu’il n’y paraît. Mais qu’est-ce qu’un genre ? A quoi sert-il ? Quels critères à l’œuvre dans sa détermination ? Quelles attentes précises du lecteur ? Genres «mineurs», genres «majeurs», quelle pertinence ? J’ai pensé que la dissémination du mois de mars pourrait prolonger avec intérêt l’émission radiophonique évoquée plus haut, qui affronte toutes ces interrogations, et creuser l’expérience des genres littéraires sur le web ».
Ce n’est pas trop mon genre ce genre de question et autant je crois que la lecture contribue à ce que l’on devienne ce que l’on est, autant je ne crois pas à une identité préexistante au choix de lecture. Ce ne serait alors de toute façon pas une littérature qui me transforme, la seule qui vaille. Être ce que l’on est, Theodor Adorno qualifie cela de «conformisme existentialiste». Je n’étais donc pas très tenté de participer à cette dissémination-ci. Mais, cédant à une amicale pression, je me suis dit que c’était l’occasion d’une relecture approfondie d’un texte que j’ai depuis un moment sous le coude avec l’intention de le reprendre attentivement à savoir L’essai comme forme de Theodor Adorno. Marielle Macé évoque dans son propos les Essais de Montaigne, appelés ainsi précisément pour échapper aux genres avant d’en fonder un lui-même. Avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques remarques tout de même sur la question posée .
Et d’abord mon étonnement de la voir apparaître dans le Monde des Livres de la façon suivante en chapô d’un article où il est question d’ «écrire le nazisme» (?). : «Uchronie , récit policier, roman d’aventures : trois fictions évoquent le nazisme par le biais de la littérature de genre». Hitler c’est vendeur, coco, mais faut renouveler le genre ! Avec la photo de la croix gammée en prime ! Il n’y aurait donc pas seulement des genres de littérature mais une littérature de genre. Est-ce que ça se fabrique une littérature de genre ? Je suppose que ce point de vue est peut-être celui de l’industrie éditoriale. Je me suis pour ma part un peu intéressé à ce qui se passe du côté de l’acheteur de livres.
Mon libraire me dit que pour lui ses clients ne choisissent pas un livre par genre mais par centre d’intérêt. Moi, cela me paraît évident. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’amateurs (qui aiment) passionnés de tel ou tel genre particulier. Il a bien sûr des rayonnage par genres dans son magasin : romans, science-fiction, policiers etc. Il faut bien les ranger d’une manière ou d’une autre. Parmi les genres fourre-tout, mon libraire cite la catégorie des essais. Il n’est pas hostile à un classement par genre mais «point trop n’en faut», dit-il. Cela ne semble pas être le point de vue d’un éditeur comme Actes Sud qui nous propose un Choix du genre dans ce rayon – il s’agit du rayon littérature – bien plus vaste. Ce n’est bien sûr et fort heureusement pas la seule entrée. En voici la liste :
Actes de colloque /Anthologies / Beaux livres / Bibliographies / Biographies /Carnets, Journaux / Catalogue d’exposition / Coffrets /Contes et légendes / Correspondances / Dictionnaires et encyclopédies / Essais, Documents / Etudes et analyses / Livres CD / Mémoires, témoignages et autobiographies / Pièces / Poésie /Récits de voyage / Revues et périodiques / Romans et nouvelles / Romans historiques / Romans policiers / Œuvres choisies / Œuvres complètes
On ne saurait mieux montrer la difficulté à classer.
Et comment procède l’éditeur en ligne ? Il nous le dit en ces termes :
« À partir des produits que vous avez achetés ou notés sur notre site, et de ceux que vous nous dites posséder, nous déterminons quels sont vos centres d’intérêt. Nous les comparons ensuite avec ceux des autres internautes ayant acheté et noté des articles similaires, afin de vous proposer des titres qu’ils ont également aimés. »
Amazon, puisqu’il est question de lui, collecte les données de nos achats, les traces de nos visites et à partir d’achats ou d’intérêts singuliers cherche à définir nos centres d’intérêt afin de proposer d’autres achats. Mon libraire connaissant mon intérêt pour le domaine allemand fait de même. Mais à une toute autre échelle. Chez Amazon, nous sommes à l’échelle industrielle, ce sont des algorithmes qui font le travail sur la base d’une masse de données beaucoup plus importante. Plus encore, ils comparent avec des centres d’intérêt analogues d’autres individus. Utilisent-ils pour ce faire une classification par genre sous-jacente ? De plus en plus l’industrie cherchera non seulement à savoir ce que nous lisons mais comment nous lisons, jusqu’à collecter les mouvements de nos yeux pendant la lecture.
Ces quelques considérations très brièvement posées, revenons en à celui à qui l’on doit l’expression d’industries culturelles, Théodor Adorno et à sa note L’essai comme forme. Elle date de 1954-58 et ouvre le recueil Notes sur la littérature (Flammarion, “Champs”, 1984, trad. de Sybille Muller).
« Il y a dans la naïveté de l’étudiant qui trouve que les choses difficiles, impressionnantes sont justes assez bonnes pour lui plus de sagesse que dans la pédanterie mesquine de l’adulte, qui lève un doigt menaçant pour enjoindre à la pensée de commencer par bien maîtriser les choses simples avant de s’aventurer dans cette complexité, qui pourtant est la seule chose qui l’attire. Mais cette façon de différer la connaissance ne fait que l’empêcher ».
Alors oublions le doigt menaçant et jetons nous à l’eau, ce qui serait une première approche de la définition de l’essai. D’autant que, en avouant d’emblée que je commence ma relecture à la page 19, dès la suite cela devient passionnant :
« Face au convenu de l’intelligibilité, de l’idée de vérité comme ensemble d’effets, l’essai oblige à penser dès le premier pas dans sa vraie complexité, il apporte un correctif à cette idée bornée et simpliste qui s’allie à tous les coups à la ratio vulgaire. »
Contrairement à la science qui procède à la réduction de la complexité vers des modèles simplificateurs quitte à apporter les nuances par la suite , «l’essai se débarrasse de l’illusion d’un monde simple, foncièrement logique, si commode pour la défense du simple étant ».
Adorno utilise l’expression Essay. Le titre allemand du texte est Essay als form. C’est une référence aux Essais de Montaigne qui sont cités. Il existe en allemand non seulement le mot mais aussi la forme des Versuche. C’est ainsi que Brecht a nommé les publications de ses travaux qu’il avait chapeauté de la manière suivante :
«Die Publikation der Versuche erfolgt zu einem Zeitpunkt, wo gewisse Arbeiten nicht mehr so sehr individuelle Erlebnisse (Werkcharakter) haben sollen, sondern mehr auf die Benutzung (Umgestaltung) bestimmter Institute und Institutionen gerichtet sind (Experimentalcharakter haben) und zu dem Zweck, die einzelnen sehr verzweigten Unternehmungen kontinuierlich aus ihrem Zusammenhang zu erklären».
«La publication des Essais intervient à un moment où certains travaux ne doivent plus avoir le caractère d’événements individuels (le caractère d’une œuvre), mais soient tournés vers l’usage (la transformation) de certains instituts et institutions (aient un caractère expérimental) avec pour objectif d’expliquer en permanence les entreprises singulières très imbriquées à partir de leur liens ».
Heiner Müller quand il est devenu directeur du Berliner Ensemble a repris la tradition dans des publications appelé Drucksache mais il l’avait déjà pratiqué antérieurement dans l’édition de ses œuvres au Rotbuch Verlag toujours accompagnés d’autres textes et pas forcément les siens, maintenant ainsi le caractère ouvert et expérimental de son travail.
Adorno prend la défense de l’essai contre sa mauvaise réputation. Il est décrié comme «un produit bâtard» : «En Allemagne, l’essai provoque une réaction de défense car il exhorte à la liberté individuelle». L’essai a quelque chose à voir avec la liberté intellectuelle. Et formelle, ce qui va ensemble. Plus encore il a quelque chose de ludique qui rappelle l’enfance qui n’a pas peur de s’enthousiasmer pour la découverte de ce que d’autres ont fabriqué avant lui.
« Au lieu de produire des résultats scientifiques ou de créer de l’art, ses efforts mêmes reflètent le loisir propre à l’enfance, qui n’a aucun scrupule à s’enflammer pour ce que les autres ont fait avant elle. Il réfléchit sur ce qu’il aime et ce qu’il hait, au lieu de présenter l’esprit comme une création ex nihilo, sur le modèle de la morale du travail illimitée »
Interpréter une œuvre est autre chose que de la classifier. Vérifier sa compatibilité ou non avec un genre ne dit rien ou si peu sur elle :
« Mais l’abondance des significations encloses dans chaque phénomène de l’esprit exige de celui qui les reçoit, pour se dévoiler, cette spontanéité de l’imagination subjective pourchassée au nom de la discipline objective .
L’essai est une façon de secouer le joug des servitudes académiques. En cela il peut produire du bon mais aussi du mauvais quand il renonce à sa liberté et «cède devant les besoins socialement préétablis de la clientèle ». Pour Adorno, tous les essais ne se valent pas. Il prend en exemple particulier de «produits destinés au marché» et de «neutralisation des œuvres de l’esprit» celui des biographies romancées. Il inclut dans cette «camelote culturelle» «les films sur Rembrandt, Toulouse-Lautrec ou la Bible». Nous avons dans cette lignée aujourd’hui les biopics (contraction de «biographical motion picture») dont on n’ose même plus donner le sens en langue française, celui de film biographique, tant le marché le trouverait dévalorisant.
Après un développement sur la «division du travail» dans la sphère noétique entre art et science, et l’évocation du «grand Monsieur de Montaigne» (Lukàcs), Adorno écrit :
« L’essai ne se plie pas à la règle du jeu de la science organisée et de la théorie, à moins que, selon la phrase de Spinoza, l’ordre des choses soit le même que celui des idées. Parce que l’ordre sans faille des concepts n’est pas identique à l’étant, l’essayiste ne vise pas une construction close inductive ou déductive. Il se révolte surtout contre cette doctrine bien enracinée depuis Platon : le variable, l’éphémère seraient indigne de la philosophie et contre cette injustice ancienne à l’égard de l’éphémère, par laquelle il est condamné une nouvelle fois dans le concept».
Pour décrire la pensée et le maniement des concepts, Adorno utilise la métaphore du tissage de tapis. «C’est du serré de ce tissage que dépend la fécondité des pensées. A vrai dire, celui qui pense ne pense pas, il fait de lui-même le théâtre de l’expérience intellectuelle, sans l’effilocher».
A la différence de la pensée traditionnelle qui efface le souvenir de cette expérience, l’essai la médiatise.
«Ce qui pourrait le mieux se comparer avec la manière dont l’essai s’approprie les concepts, c’est le comportement de quelqu’un qui se trouverait en pays étranger, obligé de parler la langue de ce pays, au lieu de se débrouiller pour la reconstituer de manière scolaire à partir d’éléments. Il va lire sans dictionnaire. Quand il aura vu trente fois le même mot, dans un contexte à chaque fois différent, il se sera mieux assuré de son sens que s’il l’avait vérifié dans la liste de ses différentes significations, qui en général sont trop étroites en regard des variations dues au contexte, et trop vagues en regard des nuances singulières que le contexte fonde dans chaque cas particulier. Certes, tout comme cet apprentissage, l’essai comme forme s’expose à l’erreur ; le prix de son affinité avec l’expérience intellectuelle ouverte, c’est l’absence de certitude que la norme de la pensée établie craint comme la mort. L’essai néglige moins la certitude qu’il ne renonce à son idéal. C’est dans son avancée, qui le fait se dépasser lui-même, qu’il devient vrai, et non pas dans la recherche obsessionnelle de fondements, semblable à celle d’un trésor enfoui. Ce qui illumine ses concepts, c’est un terminus ad quem qui reste caché à lui-même, et non un terminus a quo : c’est en cela que sa méthode exprime elle-même l’intention utopique. Tous ses concepts doivent être présentés de telle manière qu’ils se portent les uns les autres, que chacun d’entre eux s’articule selon sa configuration par rapport à d’autres. Des éléments distincts s’y rassemblent discrètement pour former quelque chose de lisible ; il ne dresse ni une charpente ni une construction. Mais, par leur mouvement, les éléments se cristallisent en tant que configuration. Celle-ci est un champ de forces, de même que sous le regard de l’essai toute œuvre de l’esprit doit se transformer en un champ de forces».
La question de l’expérimentation, l’idée qu’il y a des expériences, un théâtre de la pensée, et que l’on peut, sinon doit, expérimenter dans le domaine intellectuel, me semble essentielles. Adorno à cet endroit cite Sur l’essai et sa prose de Max Bense :
«Voilà ce qui distingue l’essai du traité. Pour écrire un essai, il faut procéder de manière expérimentale, c’est à dire retourner son objet dans tous les sens, l’interroger, le tâter, le mettre à l’épreuve, le soumettre entièrement à la réflexion, il faut l’attaquer de différents côtés, rassembler ce qu’on voit sous le regard de l’esprit et traduire verbalement ce que l’objet fait voir dans les conditions créées par l’écriture»
Adorno a conscience du malaise que peut créer cette vis sans fin mais, dit-il, tout cela n’est pas aussi arbitraire qu’il n’y paraît :
«Ce qui détermine l’essai, c’est l’unité de son objet en même temps que celle de la théorie et de l’expérience qui sont entrés dans l’objet».
Adorno discute la méthodologie cartésienne, en particulier la quatrième règle de Descartes, celle de la systématisation (être «assuré de ne rien omettre»)
L’essai est la forme critique par excellence. Et critiquer c’est expérimenter. Cela implique un droit à l’erreur. L’essai est la forme de cette expérimentation, de cette pensée. Il n’y a pas de pensée sans mise en forme. L’essai n’est pas à proprement parler un genre mais une façon de penser librement un objet librement choisi. Une pensée imaginative, de désobéissance aux catégorisations, voilà qui me convient assez bien pour mon blog.
« … la loi formelle la plus profonde de l’essai est l’hérésie. On voir ainsi apparaître dans la chose, dans la désobéissance aux règles ce qu’elles ont en secret pour finalité de tenir caché aux regards »