Sur le livre d’Alexander Kluge :
Le raid aérien sur Halberstadt, le 8 avril 1945
Halberstadt, à 20 km dans le nord du Harz, au centre de l’Allemagne, aujourd’hui dans le land de Saxe-Anhalt est la ville natale d’Alexander Kluge. Que s’est-il passé ce jour-là ?
Wikipêdia nous apprend ;
« Le 8 avril 1945, 218 bombardiers américains de type B-17 (forteresse volante) appartenant à la 1ère Division de la Huitième Air Force a largué lors d’un bombardement en nappe 595 tonnes de bombes conventionnelles et incendiaires, détruisant le centre-ville à 82 %. Cette division était escortée de 239 chasseurs. L’attaque tua plus de 2500 personnes et laissa 1 500 000 m3 de ruines. L’armée américaine s’emparait de la ville seulement trois jours plus tard, le 11 avril. Le 18 mai, ils abandonnaient la ville aux forces britanniques qui la remirent fin juin 1945 à l’Armée Rouge, est c’est ainsi qu’Halberstadt devint en 1949 une ville de la RDA.».
Il y aura en tout dix bombardements, 1400 tonnes de bombes larguées, 2200 à 3000 morts. Mais avouons que le factuel ne dit pas grand-chose. Nous appréhendons cela comme une donnée. Il en va autrement quand Alexander Kluge, à cette époque âgé de treize ans, nous raconte son traumatisme d’enfance. Ce qui revient à dire qu’il y a derrière le concentré historique que constitue le chapitre d’une encyclopédie des histoires à écrire et à transmettre. « Der Luftangriff ist erst wirklich, erst wahrnehmbar, wenn er erzählt wird. » [Le raid aérien ne devient réel et perceptible que quand il est raconté]. Une bombe aérienne a explosé à quelques mètres de lui et a constitué, dit-il un accroc à la confiance en sa bonne étoile :
« Depuis je ne crois plus forcément en ma chance. Jusque là, je croyais être protégé, être né sous une bonne étoile. Ce sentiment en a pris un coup. Mais pas tout de suite. Sur le moment j’avais peur et aussi envie de raconter cela à mes camarades de classe. J’ai été déçu qu’il n’y ait pas eu école le jour suivant. La contingence signifie le cas échéant que ce n’est que par hasard que la balle qui atteint l’autre ne m’ait pas atteint moi. Nous ne sommes absolument pas aptes à servir d’instruments de mesure objective pour les situations de catastrophe. Dans de telles situations, nous nous mettons tout de suite à raconter ou si vous voulez à délirer. Et, en même temps, nous sommes profondément choqués et influencés. Les histoires que nous nous racontons sont le cocon que nous nous filons. Ce sont des illusions vitales. Nous sommes de très comiques instruments en ce qui concerne l’expérience de la réalité et la recherche de la vérité. Mais nous n’avons rien d’autre que nos sentiments compliqués. Au final ils sont fiables. […]
Les sentiments croient toujours à une issue heureuse. Je prends ces désirs autant au sérieux que les réalités quotidiennes. C’est pourquoi, je ne suis ni pessimiste ni optimiste mais un observateur aussi précis que possible et en même temps quelqu’un qui désire intensément ». (Source en allemand)
Le raid aérien sur Halberstadt, le 8 avril 1945 est un petit opuscule d’un peu plus de 100 pages fait d’une succession de séquences narratives accompagnées de documents photographiques et de schémas. Les textes sont parus une première fois en 1977, avant d’être intégré dans la version allemande d’un ensemble plus vaste la Chronique des sentiments en 2000, puis de faire à nouveau l’objet d’une parutions autonome en 2008, édition suivie par la traduction dont il est question ici. L’œuvre de Kluge est un chantier permanent. L’auteur né en 1932 avait 13 ans, les bombardements forment un vécu fondateur dans l’œuvre de l’écrivain-cinéaste. L’écart est grand entre le moment où les événements se sont déroulés et la publication du récit, décalage nécessaire pour en construire la mémoire, qui est littérature.
Le livre s’ouvre sur une séquence au cinéma Capitole. Il est dix heures du matin, ce 8 avril 1945 à Halbestadt. La projection du film Retour au pays est interrompue par un bombardement. La gérante de la salle ne pense qu’à une chose, comment assurer la séance de l’après-midi quand s’approchent les 4ème et 5ème vagues d’assaut. Le cinéma est situé dans la Spiegel-Strasse (rue du miroir). Puis cette phrase :
« Lorsqu’elle put à nouveau se servir tant bien que mal de ses yeux, elle vit à travers la fenêtre aux vitres brisées du cagibi une suite de machines argentées qui s’éloignait en direction de l’école des malentendants ».
Les corps des spectateurs, une compagnie de soldat sont en bouillie ou démembrés. On suit Mme Schrader jusqu’à son refuge.
Changement de plan
Intervention anti-catastrophe d’une compagnie de soldat à la Plantation. Dans cet endroit, se conservent des plaques de gazon centenaires, elles « ressemblaient à des cercueils » mais l’herbe n’était pas totalement morte, elle était destinée à faire revivre le gazon après guerre. Dans « les cercueils » se conservent des restes de vie.
A nouveau changement de plan
Une patrouille arrête un photographe. Peut-être un espion. La patrouille l’a-t-elle laissé partir devant la perte de sens de son action ou a-t-il réussi à s’échapper ?
Les séquences se suivent, le jardinier du cimetière continue son travail, les guetteuses guettent jusqu’à ce que la tour de guet soit elle-aussi touchée, un noce se tient à l’auberge du Cheval, elle réunit des classes sociales hétérogènes, des femmes et des hommes vont d’un abri à l’autre comme des « taupes » à la recherche d’une sortie, on passe à la crèmerie puis à la rédaction et au magasin de figurines de plomb.
[A la rédaction] :
« A présent la catastrophe suit son cours depuis 11h32, c’est-à-dire depuis près d’une heure et demie, mais le temps chronométrique qui s’égrène sans à coups comme avant l’assaut et l’élaboration sensorielle du temps divergent. Avec leur cervelle du lendemain, ils seraient à même d’imaginer au cours de ces quarts d’heure des mesures d’urgence qui soient applicables ». (page 34)
[Dans le magasin] :
Les premiers bombardements avaient renversé dans les vitrines une sélection de soldats de plomb. Le reste des 12400 figurines, le « le 3ème corps d’armée de Ney en train d’avancer avec l’énergie du désespoir dans l’hiver russe en direction des retardataires orientaux de la Grande armée » sera fondue en lingot par les flammes ».La guerre a une histoire ou plutôt les batailles en ont une car l’issue des batailles n’est qu’en apparence la fin de la guerre.
Comme l’écrit Hans Magnus Enzensberger : « Kluge a en quelque sorte tourné un film en mots et en photographie. Pour cela, il change constamment de perspective et de réglage de sorte que l’on ne peut pas parler de montage. Ce qu’il se passe est plutôt démonté ». (Hans Magnus Enzensberger : Ein Herzloser Schrifsteller [Un écrivain sans cœur] Spiegel Nr1/1978)
Par nécessité les histoires se succèdent. On les lit les unes après les autres. L’idéal serait cependant peut-être de pouvoir les lire en même temps mais il est impossible de pouvoir « voir » les différentes scènes simultanément telles qu’elles ont eu lieu.
La seconde partie du livre est une quête de sens. Quel sens a bien pu avoir un tel bombardement à ce moment là de la guerre qui est quasiment terminée ? Y-a-il stratégie en bas, y en a-t-il en haut ?
Y-a-il stratégie en bas, y en a-t-il en haut ?
[En bas]
l’institutrice réquisitionnée comme ouvrière d’armement se met en quête d’une stratégie de survie pour elle et ses trois enfants en rassemblant toutes ses sensations et bribes de savoir disponibles. « Tout est organisation » avait-elle appris d’un monsieur de l’organisation Todt (organisation d’ingénieurs et architectes du génie civil nazi) mais là rien n’est organisation. Gerda se jure de compenser cette absence à l’avenir.
[Y a-t-il une stratégie en haut ?]
La « meute » de bombardiers est décrite comme un regroupement « en fabrique », chaque quadriréacteur à long rayon d’action formant un « atelier ». Selon une procédure d’où sont exclus « comme irrationnels » « des facteurs ayant joué un rôle dans la phase initiale tels que la confiance en Dieu, l’univers militaire des formes, la stratégie, la propagande interne à destination des équipages pour stimuler leur pugnacité, les indications sur les particularités de l’objectif, le sens de l’assaut, etc ».
A cet endroit, A. Kluge insère le compte rendu d’une discussion qui a eut lieu en marge d’une cession de l’OCDE sur le thème : « situation évolutionnaire des méthodes d’attaque dans la phase estivale de l’année 1944 » d’où il ressort que ce n’est plus le citoyen en armes de Valmy mais le fonctionnaire spécialisé qui mène les assauts de sorte que les équipages vivent cela comme « l’histoire journalière de leur entreprise » sans nécessité de lui donner du sens. Nous sommes dans un système de rationalité industrielle.
Il existe cependant un « reste stratégique»
Voici comment Kluge décrit la manière dont les choses s’engendrent dans le temps long de l’histoire :
« A l’époque, les critères étaient fournis par des démarches de pensée qui remontent à Trenchard [fondateur des forces aériennes anglaises pendant la première guerre mondiale] qui, de son côté, a fait l’expérience de Verdun. Il est lui-même issu de la cavalerie, qui remonte à Hannibal, lequel reprend à son tour ce qui dans l’histoire de l’espèce a incité des grimpeurs arboricoles primordiaux à dénicher les œufs amniotiques nutritifs de sauriens surdimensionnés, à l’ouvrir d’un coup de dents par le bas ou par le côté, soit pour y transférer leur portée soit pour les sucer eux-mêmes ».
Mais il n’y a pas d’œuf à sucer dans le bombardement d’une ville si ce n’est la force de travail de ceux qui ont fabriqué les engins de mort.. Comme en plus ils ne défendent rien, « la matière première qui sert à la fabrication de la stratégie fait complètement défaut entre-temps » (p 53)
« Foutaises, dit le colonel, vous devez voir cela comme une période de travail diurne normale dans une entreprise industrielle. 200 moyennes entreprises industrielles en vol d’approche sur la ville ».
A quoi rimait pareil bombardement massif ? Il n’y a semble-t-il personne pour répondre à cette question.
Kluge revient à la ville par une nouvelle série de séquences qui éclatent les approches. Parmi celles-ci un épisode autobiographique évoque le « rapport des événements à la leçon de piano » :
« La professeure de piano, qu’il avait pourtant rencontré l’après-midi même du raid dans la Wernigeröder-Strasse parmi les habitants courant de ci de là, refusa argüant de la destruction de la ville, d’assurer la leçon du lundi ».
Il finit par trouver un piano à queue sur lequel il peut répéter le morceau étudié jusqu’à la lassitude des propriétaires.
On perçoit là le décalage considérable entre la préoccupation de l’adolescent de 14 ans et ce qu’il se passe autour de lui. Le choc de la catastrophe ne permet pas de saisir le réel qui est l’objet d’une construction a posteriori. Rupture aussi entre le corps de l’individu et l’organisation qui lui fait face. Elle est dans l’impuissance des mains face aux usines volantes . C’est l’histoire du chauffeur mécanicien de locomotive qui se retrouve revenant du travail dans les caves de l’institut pour sourds-muets :
« Mais avec un tournevis et un marteau, au moins avait-il quelque chose en main, il ne pouvait rien contre les machines volantes là-haut qui s’approchaient de nouveau, tout comme il ne pouvait ouvrir les oreilles et les bouches des sourds-muets qui gesticulaient. Il y avait là une terrifiante limite imposée à la puissance de travail. […] Sa peur provenait du fait qu’ « il n’y avait pas d’angle d’attaque pour le travail ».
Kluge part de l’idée qu’il est impossible d’avoir seul une vue d’ensemble. Et l’accumulation d’informations ne permet pas de se faire une image. « Je pouvais imaginer ce flot de bombardiers. Mais je ne ne pouvais pas le voir », explique le brigadier général Anderson de la la 8ème flotte aérienne américaine. Il y a un désajustement de la représentation.
Le livre s’achève sur un visiteur venu d’un autre astre chargé d’une étude de psychologie des villes bombardées :
« Il lui semblait que malgré son goût manifestement inné pour le récit, la population avait perdu la faculté psychique de se souvenir jusqu’aux contours exacts des étendues dévastées.
Réponse qualitative d’une questionnée : parvenu à un certain degré d’atrocités, peu importe qui les a commises : quelles cessent c’est tout ! »
FIN comme on l’écrit au cinéma.
Chez Alexander Kluge, la description de la catastrophe contient toujours aussi la description de ce qui sauve. Personne ne l’a mieux dit que W.G. Sebald :
« la description détaillée par Kluge de l’organisation sociale du malheur contient la conjecture qu’une vraie compréhension des catastrophes que nous mettons en scène en permanence représente la première condition pour l’organisation sociale du bonheur ». (Postface de l’édition allemande. Suhrkamp)
Alexander Kluge : Le raid aérien sur Halberstadt le 8 avril 1945
Traduit de l’allemand par Kza Han et Herbert Holl
120 pages, broché
€ 12,00
Editions Diaphanes