Victor Klemperer : » L’anéantissement de Dresde
13-14 février 1945
« 

Am Morgen des 13. Februar 1945 kam der Befehl, die letzten Dresdener zurückgebliebenen Sternträger zu evakuieren. Bisher vor der Deportation bewahrt, weil sie in Mischehe lebten, waren sie nun dem sicheren Ende verfallen; man musste sie unterwegs abtun, denn Auschwitz war längst in Feindeshand und Theresienstadt aufs schwerste bedroht.
Am Abend dieses 13. Februar brach die Katastrophe über Dresden herein: die Bomben fielen, die Häuser stürzten, der Phosphor strömte, die brennenden Balken krachten auf arische und nichtarische Köpfe, und derselbe Feuersturm riss Jud und Christ in den Tod; wen aber von den etwa 70 Sternträgern diese Nacht verschonte, dem bedeutete sie Errettung, denn im allgemeinen Chaos konnte er der Gestapo entkommen.“

(Victor Klemperer : LTI- Notizbuch eines Philologen. Reclam Verlag, Leipzig, 1975

« Au matin du 13 février 1945, on reçut l’ordre d’évacuer les derniers porteurs d’étoile qui restaient à Dresde. Préservés jusqu’ici de la déportation parce qu’ils vivaient en couples mixtes, voilà qu’ils étaient promis à une fin certaine ; il fallait s’en débarrasser en cours de route car Auschwitz était depuis longtemps aux mains de l’ennemi et Theresienstadt très gravement menacé
Au soir de ce 13 février, la catastrophe s’abattit sur Dresde : les bombes tombaient, les maisons s’effondraient, le phosphore coulait à flots, les poutres en flammes craquaient au-dessus des têtes aryennes et non aryennes, et la même tempête de feu entraînait juifs et chrétiens dans la mort ; mais pour celui des soixante-dix porteurs d’étoile environ que cette nuit épargna, pour celui-là, elle signifia le salut, car, dans le chaos général, il put échapper à la Gestapo. »

(Victor Klemperer : LTI, la langue du Ille Reich. Carnets d’un philologue. Traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot. Présenté par Sonia Comb et Alain Brossat. Albin Michel 1996. p.329).

Dans son célèbre ouvrage sur la perversion de la langue sous le Troisième Reich, LTI, Victor Klemperer résume ce que l’on pourra lire, de manière plus détaillée et quotidienne, dans l’extrait ci-dessous de son journal, celui tenu pour la période de 1942 à 1945.

V. Klemperer, né en 1881, d’un père rabbin, est âgé de 63 ans au moment des bombardements de Dresde où il vit avec sa femme Eva, tous deux assignés à résidence dans une Judenhaus, une maison de juifs, qu’il nommera un « camp de concentration amélioré » (gehobenes KZ) et « antichambre de l’enfer ». Il est interdit de promenade et ses conditions de vie de paria sont dégradées par rapport au reste de la population. Considéré comme non aryen par les lois de Nuremberg en raison de son ascendance, mais non aryen chrétien par sa conversion au protestantisme en 1912, il est contraint de porter l’étoile jaune. Il forme un « couple mixte » avec sa femme Eva, une pianiste et musicologue, considérée comme « aryenne » par les mêmes lois raciales. Cette situation maritale le préservera un temps de la déportation. Le mardi 13 février 1945, il apprend que le prochain convoi de déportation aura lieu dans quelques jours et que ce sera bientôt son tour d’être envoyé à la mort. La libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge avait eu lieu le 27 janvier 1945. J’ignore s’il le savait au moment où il écrit son journal. Mais des informations sur le franchissement de l’Oder par les Soviétiques lui étaient parvenues. Le camp de Theresienstadt ne sera libéré qu’en mai 1945. Le soir même du jour où il apprend sa prochaine marche vers la mort, les bombardements aériens de la Royal Air Force entament « l’anéantissement de Dresde ». Comme le précise une note des traducteurs sur le texte qui suit et à qui je l’emprunte :

« Au cours des deux vagues d’attaque du mardi 13 février 1945 vers vingt-deux-heures et du mercredi 14 février 1945 entre une heure et deux heures du matin, des bombardiers britanniques (243 le premier jour et 529 le second) ont déversé en tout 1477 tonnes de bombes et de mines ainsi que 1181 tonnes de bombes incendiaires sur la ville de Dresde. »

L’estimation actuelle tourne autour de 35000 morts dont 25000 ont été identifiés. La ville comptait 630000 habitants auxquels s’étaient ajoutés des milliers de réfugiés fuyant l’avancée de l’Armée rouge.

L’anéantissement de Dresde
mardi 13 et mercredi 14 février 1945

Vue sur les ruines de Dresde depuis la tour de l’hôtel de ville avec l’allégorie de la Bonté. Par le photographe Richard Peter

Piskowitz du 22 au 24. février

Nous nous sommes assis mardi soir vers neuf heures et demie pour le café, épuisés et abattus, car dans la journée j’avais été le messager du malheur et le soir Waldmann m’avait assuré avec certitude (par expérience et sur la foi de remarques entendues il y a peu) que les candidats à la déportation de vendredi allaient être envoyés à la mort (« mis sur une voie de garage »), et que nous qui restions allions être éliminés à notre tour dans huit jours – c’est alors qu’il y a eu alerte maximale. « Si seulement ils pouvaient fiche tout ça en l’air! » avait dit Frau Stühler d’un ton amer, elle qui avait couru toute la journée ici et là, et apparemment en vain, pour faire libérer son garçon. –

S’il n’y avait eu que cette première attaque, elle serait restée gravée en moi comme la plus terrible en date, tandis que maintenant, estompée par la catastrophe qui l’a suivie, elle n’est déjà plus qu’un vague souvenir. On a entendu tout à coup le bourdonnement [Summen = vrombissement] de plus en plus sourd et intense d’une escadre qui se rapprochait, la lumière s’est éteinte, une déflagration tout près… Pause de la respiration, on s’est accroupi entre les chaises en baissant la tête, des gémissements et des pleurs montaient de quelques groupes – nouvelle approche nouvelle angoisse de la mort qui serre la gorge, nouveau coup sourd d’une bombe qui explose. Je ne sais pas combien de fois cela s’est répété. Tout à coup, la fenêtre de la cave opposée à l’entrée s’est ouverte, et dehors il faisait clair comme en plein jour. Quelqu’un a crié : « Bombe incendiaire, il faut éteindre le feu ! » Deux personnes sont allées chercher la pompe à incendie et se sont activées bruyamment. Il y a eu de nouvelles explosions, mais dans la cour il ne se passait plus rien. Puis tout s’est calmé, et il y a eu le signal de fin d’alerte.

J’avais perdu la notion du temps. Dehors, il faisait clair comme en plein jour. Sur la Pirnaischer Platz, dans la Marschallstrasse et quelque part vers l’Elbe, près ou au-dessus du fleuve, tout était en feu. Le sol était jonché de débris. Un vent violent soufflait, un terrible vent de tempête. Vent naturel ou vent d’incendie ? Sans doute les deux.

Dans la cage d’escalier de la Zeughausstrasse n°1, les châssis des fenêtres avaient été enfoncés et se trouvaient sur les marches barrant en partie le passage. Chez nous, en haut, éclats de verre. Une fenêtre enfoncée dans le vestibule, celle qui donne sur l’Elbe; dans notre chambre à coucher une seule fenêtre cassée; dans la cuisine aussi, fenêtres brisées, camouflage arraché. Plus de lumière, plus d’eau. On voyait de grands incendies au-dessus de l’Elbe et près de la Marschallstrasse. Frau Cohn nous a dit que dans sa chambre des meubles avaient été déplacés par le souffle. Nous avons mis une bougie sur la table, bu un peu de café froid, mangé un petit quelque chose et, tâtonnant dans les décombres, nous nous sommes mis au lit. Il était minuit passé – nous étions remontés à onze heures -, je me suis dit : avant tout dormir, la vie est sauve, pour cette nuit nous aurons le calme, maintenant surtout apaiser les nerfs ! Eva a dit en s’allongeant : « Mais il y a des débris dans mon lit ! » – Je l’ai entendue se lever, ranger, puis je me suis endormi.

Au bout d’un moment, il devait être un peu plus d’une heure du matin, Eva m’a dit : « Alerte. – Je n’ai rien entendu. – C’est sûr. Ce n’était pas fort, ils circulent avec des sirènes à main, il n’y a plus de courant. » — Nous nous sommes levés, Frau Stühler a crié à notre porte « Alerte », Eva est allée frapper chez Frau Cohn — nous ne les avons plus entendues, ni l’une ni l’autre – et nous nous sommes précipités en bas. La rue était éclairée comme en plein jour et presque vide, en feu, la tempête soufflait comme tantôt. Devant le mur entre les deux maisons de la Zeughausstrasse (le mur de la cour de l’ancienne synagogue avec les baraquements par-derrière), il y avait comme d’habitude une sentinelle coiffée d’un casque d’acier. Je lui ai demandé en passant s’il y avait une alerte. « Oui. »

Eva était à deux pas devant moi. Nous sommes arrivés dans le couloir de la maison du numéro 3. C’est alors qu’il y a eu une puissante explosion toute proche. Je me suis accroupi en me plaquant contre le mur, près du portail de la cour. Lorsque j’ai relevé les yeux, Eva avait disparu, je la croyais dans notre cave. C’était calme, je me suis précipité à travers la cour dans notre cave juive. La porte était entrebâillée. Un groupe de gens était accroupi en gémissant à droite de la porte, je me suis accroupi à gauche tout près de la fenêtre. J’ai appelé plusieurs fois Eva. Pas de réponse.

Fortes explosions. A nouveau la fenêtre du fond s’est ouverte d’un coup, à nouveau c’était clair comme en plein jour, à nouveau on a actionné la pompe à incendie. Puis un impact à la fenêtre près de moi, j’ai senti un choc violent et brûlant sur le côté droit de mon visage. J’y ai porté la main, ma main était pleine de sang, j’ai touché mon œil, il était encore là. Un groupe de Russes — d’où venaient-ils ? — se pressait vers la porte pour sortir. J’ai bondi pour les rejoindre. Le sac, je l’avais sur le dos, la sacoche grise avec nos manuscrits et les bijoux d’Eva à la main, le vieux chapeau m’avait échappé. J’ai trébuché et je suis tombé. Un Russe m’a relevé. Sur le côté, il y avait une voûte, de Dieu sait quelle cave à demi détruite. On s’y est engouffré. Il faisait très chaud. Les Russes se sont mis à courir dans je ne sais quelle autre direction, moi avec eux. Puis on s’est retrouvé dans un couloir ouvert, la tête entre les épaules, pressés les uns contre les autres. Devant moi s’étendait une grande place dégagée non reconnaissable, avec au beau milieu un monstrueux cratère de bombe. Déflagrations, lumière comme en plein jour, fracas de l’impact des bombes. Je ne pensais à rien, je n’avais même pas peur, il y avait seulement une formidable tension en moi, je crois que j’attendais la fin.

Au bout de quelque temps, j’ai grimpé par-dessus je ne sais quelle voûte ou quel parapet ou quelle marche, et je me suis retrouvé à l’air libre, je me suis jeté dans le cratère, je suis resté quelques instants plaqué au sol à plat ventre, puis j’ai escaladé la paroi du cratère, enjambé un rebord en direction d’une cabine téléphonique. Quelqu’un a crié : « Par ici Herr Klemperer ! » Dans les toilettes publiques démolies d’à côté, il y avait Eisenmann sen., Schorschi dans ses bras. « Je ne sais pas où est ma femme. – Je ne sais pas où sont ma femme et les autres enfants. – La chaleur va devenir insupportable, le revêtement en bois est en feu… là-bas, le hall de la Reichsbank ! » Nous nous sommes mis à courir pour nous réfugier dans un hall entouré de flammes mais qui avait l’air de tenir encore debout. La pluie de bombes semblait avoir cessé ici, mais autour de nous tout flambait. Je ne pouvais distinguer aucun détail, je ne voyais que des flammes partout, j’entendais le fracas du feu et de la tempête, je ressentais une effroyable tension intérieure.

Au bout de quelque temps, Eisenmann m’a dit: « Nous devons descendre vers l’Elbe, nous allons nous en sortir. » Il a couru vers la rive avec l’enfant sur ses épaules ; au bout de cinq pas, je n’avais plus de souffle, je ne pouvais pas suivre. Un groupe de gens escaladait les jardins pour atteindre la Brühlterrasse ; il fallait passer tout près de foyers d’incendie, mais en haut on devait pouvoir respirer plus librement, et il devait faire plus frais. Puis je me suis retrouvé en haut, dans le vent de tempête et la pluie d’étincelles. A droite et à gauche des bâtiments étaient en feu, le Belvédère et – sans doute – l’Académie des Beaux-Arts. Chaque fois que la pluie d’étincelles devenait trop forte d’un côté, je me poussais de l’autre pour l’éviter.

Dans un large périmètre à la ronde, rien qu’une mer de feu. Sur cette rive-ci de l’Elbe, particulièrement impressionnant, le grand bâtiment de la Pirnaischer Platz qui brûlait comme une torche : de l’autre berge du fleuve, incandescent, éclairé comme en plein jour, le toit du ministère des Finances. Petit à petit, des pensées me sont venues. Eva était-elle perdue, avait-elle pu se sauver, avais-je trop peu pensé à elle ? J’avais mis la couverture en laine – l’une, j’avais sans doute dû perdre l’autre en même temps que le chapeau – sur ma tête et mes épaules, elle cachait aussi l’étoile, je tenais à la main la précieuse sacoche et… mais oui, aussi la petite valise en cuir contenant les affaires en laine d’Eva, comment ai-je pu la garder à la main dans toutes ces escalades, c’est un mystère pour moi. La tempête m’arrachait constamment la couverture, me faisait mal à la tête.

Il s’était mis à pleuvoir, le sol était mouillé et meuble, je ne voulais rien y poser, si bien que je devais faire de grands efforts, ce qui devait sans doute m’étourdir et distraire mes pensées. Mais, de temps à autre, il y avait cette vague pression, ces élancements de la conscience qui revenaient, qui me disaient : qu’en est-il d’Eva, pourquoi penses-tu si peu à elle ? Parfois, je me disais : elle est plus habile et plus courageuse, elle doit être en lieu sûr ; parfois : si seulement elle pouvait au moins ne pas avoir souffert ! Puis, à nouveau, uniquement : si seulement la nuit pouvait finir ! Une fois, j’ai demandé à des gens si je pouvais poser un moment mes affaires sur leur caisse, le temps de remettre en place ma couverture. Une autre fois, un homme s’est adressé à moi : « Mais vous êtes juif vous aussi ? J’habite depuis hier dans votre maison » – Löwenstamm. Sa femme m’a tendu une serviette pour que je me panse le visage. Le pansement n’a pas tenu, par la suite je m’en suis servi comme mouchoir.

Une autre fois, un jeune homme est venu vers moi, il tenait son pantalon à deux mains. Dans un mauvais allemand : Hollandais, détenu (d’où l’absence de bretelles) au PPD [Préfecture de police de Dresde], « Evadé – les autres grillent en prison. » II pleuvait, la tempête faisait rage, j’ai grimpé sur une petite distance jusqu’à la balustrade en partie effondrée de la terrasse, je suis redescendu me mettre à l’abri du vent, il pleuvait sans arrêt, le sol était glissant, des groupes de gens étaient debout et assis, le Belvédère brûlait, l’Académie des Beaux-Arts brûlait, de tous côtés le feu au loin – j’étais totalement apathique. Je ne pensais à rien, il ne me venait que des bribes. Eva — pourquoi ne suis-je pas sans cesse en peine d’elle – pourquoi suis-je incapable de rien observer en détail, pourquoi ne vois-je toujours que ce brasier de théâtre sur ma droite et sur ma gauche ces poutres et ces lambeaux et ces chevrons en feu, dans les murs de pierre et au-dessus d’eux ? […]

Je n’avais plus aucune notion du temps, ça semblait interminable et ça n’a pourtant pas duré si longtemps, puis le jour s’est levé. La ville continuait toujours à brûler. A droite et à gauche, le chemin était toujours bloqué — je n’arrêtais pas de penser : périr maintenant serait vraiment lamentable. Je ne sais quelle tour rougeoyait d’un rouge sombre, le grand immeuble avec sa petite tour sur la Pirnaischer Platz semblait sur le point de s’effondrer — mais je ne l’ai pas vu s’effondrer —, le ministère de l’autre côté brûlait d’une lueur d’argent aveuglante. Il commençait à faire jour, et j’ai vu un flot de gens sur la route le long de l’Elbe. Mais je n’osais toujours pas descendre. Finalement, sans doute vers sept heures, la terrasse – la terrasse interdite aux juifs — s’était déjà relativement vidée, j’ai longé le Belvédère toujours en train de flamber et je suis arrivé au mur de la terrasse. Des gens y étaient assis.

Au bout d’une minute quelqu’un m’a appelé par mon nom : Eva était assise là, saine et sauve, dans son manteau de fourrure sur sa valise. Nous nous sommes salués très affectueusement, et la perte de nos biens nous était parfaitement indifférente, et elle l’est encore aujourd’hui. Eva avait été véritablement enlevée par elle ne sait qui dans le couloir de la Zeughausstrasse n°3 et poussée au moment critique dans la cave-abri aryenne, elle était parvenue à rejoindre la rue en passant par la fenêtre de la cave, avait vu les deux maisons, 1 et 3, qui flambaient, était restée quelques instants dans la cave de I’Albertinum [Musée des Beaux Arts de Dresde], puis était allée jusqu’à l’Elbe à travers la fumée, avait passé le reste de la nuit à me chercher, d’une part en amont du fleuve, avait constaté ce faisant la destruction de la maison Thamm (et donc de tous nos meubles) d’autre part dans une cave sous le Belvédère. A un moment donné tout en me cherchant, elle avait voulu allumer une cigarette et elle n’avait pas d’allumettes ; quelque chose se consumait par terre, elle avait voulu s’en servir — c’était un cadavre qui brûlait. Tout compte fait, Eva avait beaucoup mieux réagi que moi, elle avait observé les choses beaucoup plus calmement et elle avait trouvé son chemin toute seule, bien qu’à sa sortie du soupirail les planches d’un battant de fenêtre lui soient tombées sur la tête (heureusement que le crâne était solide, elle n’a pas été blessée). La différence : elle, elle a agi et observé, moi, j’ai suivi mon instinct, d’autres gens, et je n’ai rien vu du tout. Nous étions donc mercredi matin, le 14 février, nous avions sauvé nos vies et nous nous étions retrouvés. […]

Nous étions encore l’un contre l’autre lorsque Eisenmann est apparu avec Schorschi. Il n’avait pas trouvé les autres membres de sa famille. Il était tellement à bout de nerfs qu’il s’est mis à pleurer : « Le gosse va bientôt réclamer son manger – que vais-je bien pouvoir lui donner ? » Puis il s’est repris. Il faudrait essayer de retrouver nos gens, je devrais retirer mon étoile, dit-il, comme lui avait déjà enlevé la sienne. Sur ce Eva arracha avec un petit canif de poche la stella de mon manteau.

(Victor Klemperer : Je veux témoigner jusqu’au bout / Journal 1942-1945. traduit par Ghislain Riccardi, Michèle Kiintz-Tailleur et Jean Tailleur. Éditions du Seuil. 2000. pp 619-626)

On notera que le récit a été rédigé une dizaine de jours après les bombardements.

Un mot encore sur l’auteur. En 1920, le spécialiste du XVIIIème siècle français devient professeur de philologie romane à l’Université technique de Dresde. Il est destitué de son poste en 1935 après l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933. A la fin de la guerre, il optera pour la zone d’occupation soviétique qui deviendra la RDA. Il adhère au KPD, parti communiste allemand avant la fusion avec le SPD qui donnera le SED (Parti socialiste unifié d’Allemagne). De 1947 à 1960, Klemperer enseigna aux universités de Greifswald, Halle et Berlin. En 1950, il fut nommé député à la Volkskammer en tant que représentant du Kulturbund (Union culturelle pour le renouveau démocratique de l’Allemagne), ainsi que membre titulaire de l’Académie des sciences de la RDA qui n’éditera cependant que parcimonieusement son LTI. Son journal qui couvre plus d’un quart de siècle, de 1933 à 1959, ne paraîtra qu’en 1995, bien après sa mort, en 1960.
A propos de son épouse Eva Schlemmer, (1882-1951), il écrit dans l’introduction à son LTI, en parlant de l’héroïsme :

« J’ai connaissance d’un autre héroïsme, bien plus désespéré, bien plus discret, d’un héroïsme privé de tout soutien lié à l’appartenance, à une armée, à un groupe politique, privé du moindre espoir d’une gloire future, d’un héroïsme totalement réduit à ses propres moyens. Celui de ces quelques épouses aryennes (elles n’ont guère été nombreuses), qui ont résisté à toutes les pressions exercées pour qu’elles se séparent de leurs maris juifs ».

Les bombardements vus d’en haut

Dans la nuit du 13 au 14 février 1945, c’est à dire aux même dates évoquées par V. Klemperer qui vit cela d’en bas, Jules Roy participe, d’en haut, comme commandant de bord de la Royal Air Force (RAF) aux bombardements non pas de Dresde mais de Leipzig. Dans ses bien-nommées Mémoires barbares, il note que les communiqués de guerre parlaient des raids de la RAF sur l’Allemagne « comme des cours de la Bourse : les valeurs c’était le tonnage des bombes déversées et les chiffres de pertes »

Leipzig,

« ce fut le plus terrible raid de terreur auquel nous participâmes. Était-ce pour appuyer l’offensive russe comme on nous le disait et comme on le disait à ceux qui allaient écraser Chemnitz ? […] Nous devenions, l’âme tranquille, les déménageurs de la mort, les massacreurs industriels, l’élite de la destruction. »

Deux pages plus loin, on lit encore ceci :

« Si je pensais à quelque chose en appuyant sur le bouton de largage, c’était à nous débarrasser de notre chargement. Peu importe s’il s’abattait sur les habitants de Leipzig terrés au fond de leurs caves. Quand ils sortiraient de leurs trous à rats en nous maudissant, s’ils en sortaient, ils ne verraient que ruines et fumées d’incendies car notre chargement était composé de tolite et de phosphore, et je ne me souviens pas si les lanceurs de phosphore nous précédaient ou nous suivaient. Toujours est-il que massacre et feu étaient admirablement agencés. Mais oui, nous étions massacreurs par nécessité. N’était-ce pas vrai ? Je me demanderai alors si, par hasard, je n’étais pas allé trop loin dans les mots. J’avais bien écrit autrefois des poèmes qui ressemblaient à cela, sans savoir ce qu’était un raid de terreur sur Dresde ou sur Leipzig. Mes poèmes étaient tout autres, j’implorais la pitié de Dieu sur nous et sur ceux que nous écrasions. Je me regarderai alors dans une glace, je découvrirai une face de revenant de l’enfer, encore ce mot ! un peu éberlué, assommé, étourdi, sonné, légèrement halluciné par les kilos de maxiton ingurgités. C’est vrai, à notre tour nous étions des barbares, des criminels de guerre, mais si Hitler avait mis au point la bombe atomique avant les Américains, la Grande-Bretagne eut été détruite et nous avec.
Confessons, avouons, l’heure n’est pas à la pitié. N’employons pas là un pluriel de modestie qui pourrait réveiller de vieilles fureurs chez les uns ou les autres. De Leipzig, que retenais-je ? Un fantastique feu d’artifice, le crépitement des canons, et, au-dessous, le lac d’or qui devenait presque une mer, pensez donc : une ville de six cent mille habitants, la patrie de Richard Wagner, la première des cités universitaires d’Allemagne, une Bourse de la librairie unique au monde, une académie des beaux-arts, tout cela en flammes »

(Jules Roy : Mémoires barbares. Albin Michel.1989. P 265-266)

L’écrivain et essayiste allemand, W.G.Sebald (1944-2001) a prononcé, à l’automne 1997, à Zurich des conférences sur le thème : Guerre aérienne et littérature. Elles sont parues en français, en 2004, chez Actes Sud, sous le titre : De la destruction comme élément de l’histoire naturelle. D’emblée il soulignait:

« Il est difficile aujourd’hui de s’imaginer concrètement à quel point les villes allemandes ont été ravagées pendant les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, et plus difficile encore de se remémorer l’horreur allant de pair avec ces dévastations ».

On peut bien sûr aligner les statistiques, faire le décompte des nombres de raids, de bombes, de mètres cubes de gravats, de logements détruits…. Mais, ajoute Sebald,

« nous ignorons ce que tout cela a signifié en réalité. Cette entreprise d’anéantissement jusqu’alors inédite dans l’histoire n’est passée dans les annales de la nation en voie de reconstruction que sous la forme de vagues généralités ; elle ne semble guère avoir laissé de séquelles dans la conscience collective ; elle est restée dans une large mesure exclue des relations qu’ont pu faire rétrospectivement de leur propre expérience les personnes concernées ; elle n’a jamais joué un rôle notable dans les débats concernant l’organisation interne de notre pays… »

(W. G. SEBALD : De la destruction comme élément de l’histoire naturelle. Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau. ACTES SUD. p. 15-16)

Dans ses conférences, Sebald déplorait un « déficit de transmission historique » que la littérature, elle non plus, à quelques rares exceptions près dont le récit d’Alexander Kluge évoqué plus loin, n’a pas réussi à combler. C’est comme si, « en vertu d’un consensus tacite », « l’état réel d’anéantissement matériel et moral dans lequel était plongé le pays tout entier ne devait pas être décrit ». De sorte que « les aspects les plus sombres de l’acte final de la destruction auquel assista une immense majorité de la population allemande sont demeurés un secret de famille, honteux, frappé de tabou en quelque sorte, et que peut-être on n’osait pas même s’avouer en son for intérieur. » La reconstruction s’est faite sans réflexion sur la destruction.

Après ces quelques éléments plus généraux, arrêtons nous sur le cas particulier de la Florence de l’Elbe. L’attaque de Dresde, écrit le politologue Herfried Münkler dans son livre sur les Allemands et leurs mythes, est jusqu’à aujourd’hui (2009) « un acte de guerre des Alliés occidentaux militairement, politiquement et juridiquement controversé ». Il résume les éléments historiques disponibles :

« Pour les stratèges anglo-américains, l’objectif Dresde a été pris en considération par le fait que la ville était largement restée intacte et qu’une attaque concentrée y aurait le plus grand impact. Par ailleurs, il y avait à Dresde plusieurs garnisons et une importante industrie de guerre ainsi qu’un nœud ferroviaire où se croisait le trafic est-ouest et nord-sud »

Mais, souligne l’auteur,

« il y avait d’autres buts que l’on aurait pu atteindre : des dépôts de carburant et des raffineries tout comme des liaisons ferroviaires proches du front ».

Il y avait aussi des « raisons » plus politiques :

« Au cours des préparatifs de la Conférence de Yalta [4-11 février 1945], les Alliés occidentaux avaient un problème. Le front ouest était à l’arrêt après avoir stoppé l’offensive allemande dans les Ardennes et Churchill voulait montrer à Staline que l’Ouest restait très déterminé dans son combat contre Hitler. Pour le mettre en évidence, il n’y avait qu’un bombardement stratégique qui ne se disperserait pas en de nombreux petits objectifs mais, au contraire, frapperait un grand coup susceptible d’impressionner les Soviétiques ».

(Herfried Münkler : Die Deutschen und ihre Mythen. Rohwolt. 2009. S 380)

WG Sebald rappelle, dans le livre déjà cité, que les morts civiles urbaines n’étaient pas des victimes collatérales. Elles ne sont pas, écrit-il, « les victimes sacrifiées en chemin au nom d’un objectif, quel qu’il soit, mais, au sens exact du terme, […] elles sont elles-mêmes l’objectif a atteindre ». Ce qui correspond à la définition du crime de guerre.

On peut y ajouter une autre dimension celle d’une logique économique de la production industrielle. Les bombes étant produites, il fallait s’en servir. Impossible de les jeter dans les champs car la fabrication de cette marchandise avait coûté trop cher, comme le fait observer, dans une interview datant de 1952, le brigadier Frederick L. Anderson, de la 8è flotte aérienne américaine. L’entretien est cité par Alexander Kluge dans son essai  : Le raid aérien sur Halberstadt, le 8 avril 1945. (Ed. Diaphanes). J’en ai parlé ici et encore . L’auteur qualifie la flotte aérienne d’usines volantes et montre qu’aussi bien les équipages que la chaîne de commandement sont entièrement prolétarisés – il n’utilise pas ce terme – , pris dans un processus de dépossession de savoirs et de soi par la mécanisation et l’automatisation. WG Sebald commente ainsi cet aspect du livre de Kluge :

« L’élaboration de la stratégie de la guerre aérienne dans sa monstrueuse complexité, la professionnalisation des équipages des bombardiers, transformés en “fonctionnaires formés à la guerre aérienne”, la recherche d’une solution pour régler le problème psychologique d’équipages dont il faut maintenir éveillé l’intérêt pour une mission abstraite, la mise au point d’un plan assurant la bonne marche d’une série d’opérations dans lesquelles “deux cents usines de taille moyenne” sont envoyées sur une ville, l’élaboration, aussi, d’une technique telle que l’impact des bombes provoque des incendies qui s’étendent en surface et déclenche des tempêtes de feu : tous ces aspects que Kluge aborde du point de vue des organisateurs font comprendre que la quantité de matière grise, de capital et de main-d’œuvre investie dans la planification était telle qu’au bout du compte, sous la pression du potentiel accumulé, la destruction devait nécessairement s’accomplir ».

(WG Sebald : oc p.72-73)

L’instrumentalisation de la tragédie

La tragédie de Dresde a rapidement été instrumentalisée. D’abord par la propagande nazie, puis par la RDA, enfin, aujourd’hui, par les néo-nazis allemands, à chaque fois dans des contextes différents. Goebbels avait qualifié les bombardements de Dresde « d’attaque terroriste anglo-américaine », œuvre de « barbares incultes ». L’extrême droite, non sans ajouter un zéro au nombre des victimes, oublie, sans vergogne, qu’Hitler avait ravagé l’Europe, que le nazisme, la persécution des juifs, les déportations, l’autodafé des livres, le travail obligatoire, l’aryanisation, sévissaient dans la « Perle du baroque allemand » au moins autant qu’ailleurs.

Après-guerre, la ville fit partie de la zone d’occupation soviétique puis de la RDA.

«L’élan de la construction s’est soldé par une deuxième destruction à la pioche et aux explosifs, entraînant la perte d’identification avec la ville historique. De nouveaux noms de rues et de places l’ont accentuée. L’anéantissement de Dresde fut bientôt instrumentalisée pour la propagande dans la guerre froide.

(Günter Jäckel : Der 13. Februar 1945 in Dresdner Hefte n° 41/1995)

Dès 1946, sont apparus, à Dresde, des discours sur l’absurdité des bombardements, l’innocence de la ville ainsi qu’un début de prise de distance dans le rapport aux Alliés occidentaux. L’Armée rouge était créditée de toutes les vertus dont celle de « n’avoir jamais bombardé de ville ouverte et de population civile ». Le narratif d’une victoire commune des Alliés sur le nazisme s’est transformé sur fond de division de l’Allemagne faisant, à l’est, de l’URSS la seule puissance victorieuse. Le but de cette rhétorique était de légitimer la création d’une nouvelle Allemagne anti-fasciste dédouanant la population de l’Est de toute responsabilité. Ce contexte idéologique a permis de faire de Dresde une victime de la Seconde guerre mondiale et les Alliés occidentaux sont devenus les « fauteurs de guerre anglo-américains ». Ainsi la Tägliche Rundschau, journal édité par l’Armée rouge pouvait-elle écrire, le 13 février 1951 :

« La lueur d’incendie de la ville ensanglantée de Dresde, qui a rougit le ciel à la fin de la seconde guerre mondiale éclaira la grimaçante face de brigand de l’impérialisme américain, le plus méchant ennemi de l’humanité »

(Source de la citation et de ce qui précède : Sophie Abbe : Gestern Dresden, Heute Korea, Morgen die ganze Welt in Gedenken abschaffen, Kritik am Diskurs zur Bombardierung Dresden. Verbrecher Verlag. 2013)

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