Cette contribution est mise en ligne dans le cadre de la journée « Disséminer les écritures » organisée par la webassociation des auteurs consacrée ce mois de janvier 2014 à écriture et image /écriture de l’image /images de l’écriture.
En décembre dernier, le 17 très précisément, j’écoutais en direct et en ligne les interventions des Entretiens du Nouveau Monde industriel dont celle de Frédéric Kaplan, titulaire de la chaire de Digital Humanities à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne.
Il y disait notamment ceci :
Le soir même, j’apprenais que la Bibliothèque humaniste de Sélestat allait fermer le 25 janvier 2014 pour 3 ans, afin d’être rénovée. J’avais mis la visite avant travaux à mon programme du mois de janvier. Je me suis dis que cela pourrait en outre être ma conribution à la journée de dissémination da la web association des auteurs et qu’elle ferait une bonne suite à la précédente toujours sur le thème de l’image de l’écriture. J’y associe cette fois l’image de la lecture.
Quelques notes en image d’abord à propos de l’intervention de Frédéric Kaplan. Elle avait pour sujet :
Frédéric Kaplan posait la question
Et y répondait :
Nous avons l’impression de vivre un présent immense où le temps aurait disparu.
Et il y a beaucoup d’espace à explorer dans cette direction
Ce qu’il désigne comme la mémoire du « Google » du Moyen Äge est ici très concrètement la bibliothèque des Archives d’Etat de Venise figurée sur l’image, archives sur lesquelles il travaille (Venice time machine), 1000 ans d’histoire, 80 kilomètres d’archives .
Les Vénitiens avaient une véritable obsession de la traçabilité.
On peut retrouver l’intervention de Frédéric Kaplan et celles des autres participants sur le site des Entretiens du nouveau monde industriel 2013
Je connaissais deux autres textes de Frédéric Kaplan : L’origine médiévale de l’hyperlien, des pointeurs et des smileys ainsi que l’article qu’il avait publié dans le Monde diplomatique : Quand les mots valent de l’or
En route donc pour Sélestat
La collection d’ouvrages rassemblés par Beatus Rhenanus, l’ami d’Erasme de Rotterdam conservée à la Bibliothèque Humaniste de Sélestat, est inscrite au registre « Mémoire du monde » de l’UNESCO.
La dénomination allemande de Musée de la bibliothèque est plus proche de la réalité. La Bibliothèque humaniste de Sélestat relève en effet plus du musée du livre que de la bibliothèque si l’on définit la bibliothèque par des pratiques de lecture qui passent par la prise en main du livre. Ici on ne les touche pas. Ils sont exposés dans des cercueils. Ils étaient d’ailleurs dès le départ enchainés n’étant pas destinés à être empruntés. Libri cantenati, livres enchaînés
Libérons les livres anciens pourrait-être notre mot d’ordre.
On voit ci-dessus à travers une grille de fer forgé, la bibliothèque paroissiale ou Bibliothèque de l’école latine composée d’une trentaine de livres munis d’une chaine. Elle est à l’origine de la Bibliothèque humaniste de Sélestat. L’on considère que son acte fondateur remonte à 1452.
On concédera que vue ainsi, elle ne présente pas grand intérêt.
La bibliothèque de l’école latine
« Elle est intimement liée au prodigieux essor d’une des écoles latines les plus réputées de l’Empire germanique. On peut la considérer comme la plus précieuse « relique » d’une période particulièrement glorieuse, non seulement pour Sélestat, mais pour l’Alsace toute entière.
En 1441, le curé Jean de Westhus et le Magistrat mirent à la tête de cette école un éducateur de grand talent, Louis Dringenberg, qui y introduisit les méthodes pédagogiques de l’humanisme rhénan. Sous sa direction (1441-1477), puis sous celle de ses successeurs Craton Hofman (1477-1501), Jérôme Gebwiller (1501-1509) et Jean Sapidus (1510-1525), la fréquentation de cet établissement ira croissant. Le nombre de 900 élèves a été avancé pour l’année 1515. Presque toute la première génération des humanistes alsaciens y a reçu sa formation.
Toute école a besoin d’intruments de travail et d’une bibliothèque. Se procurer des livres était une tâche particulièrement difficile à une époque où les manuscrits étaient rares et coûteux. Lorsqu’en 1452 le curé Jean de Westhus donnait une trentaine de gros manuscrits à cette école, il ne se doutait pas qu’il fondait ainsi une des plus prestigieuses bibliothèques d’Occident. Peu de temps avant sa mort, Dringenberg léguait à son tour ses livres.
Le célèbre humaniste sélestadien Jacques Wimpfeling lui offrait de précieux incunables chaque fois qu’il rendait visite à sa ville natale. Martin Ergersheim, curé de Sélestat de 1503 à 1518, céda sa riche bibliothèque privée, qui comprenait plus de cent volumes.
La bibliothèque de l’école était installée à l’étage d’une chapelle donnant sur le côté méridional de l’église paroissiale. Les livres étaient disposés sur des tables ou des pupitres. Beaucoup étaient enchaînés pour les préserver du vol ou, plus généralement, pour qu’on ne puisse pas les emprunter à domicile. »
James HIRSTEIN, maître de conférence en latin à l’Université de Strasbourg, membre de la Société des Amis de la Bibliothèque Humaniste de Sélestat
S’y est adjoint plus tard la bibliothèque personnelle, léguée à la ville peu avant sa mort, en 1547, de Beatus Rhenanus, l’ami intime d’Erasme. Un trésor dont le visiteur ne perçoit que quelques pages intouchables.
Espérons que les travaux de rénovation, les technologies numériques contemporaines rendront ces trésor plus « accessibles » et qu’on pourra les feuilleter au moins virtuellement.
Humanisme rhénan
On pourrait presque définir l’humanisme comme le désir de penser par soi-même avec les instruments de son époque, en l’occurrence en profitant pleinement de l’invention de l’imprimerie. Mais qui dit humanisme dit que l’on n‘est pas seul à le vouloir. Il y a partage, échange. L’humanisme est un réseau. Il est rhénan parce que l’axe de diffusion est dirigé nord sud le long du Rhin, de Bâle à Rotterdam, Bâle étant ouvert sur l’Italie. Ils étaient intéressés par la Réforme et modérément par Luther. L’humanisme est toujours aussi une pédagogie.
L’étude critique des textes passe par un système d’annotations et de commentaires. C’est à cela que je me suis intéressé en premier lieu.
Image de l’écriture/ Image de la lecture
Ecrire c’est faire une image, l’image de l’écriture elle-même. L’écriture est une spatialisation et, destinée à la publication, elle fait l’objet d’une mise en page. Laquelle mise en page est faite de telle sorte que le texte puisse être lu aisément.
Pour les humanistes de Sélestat, lire c’est annoter. Cela se faisait directement sur le parchemin ou sur le livre imprimé.
Voici un texte de Boèce Consolation de la philosophie, Manuscrit sur parchemin du 12ème siècle avec gloses et notes marginales.
Autre exemple :
On notera l’existence de repères d’annotation : un signe sur le texte renvoie à un signe du commentaire, c’est l’ancêtre de nos notes de bas de page mais ici elles ne sont ps le fait de l’auteur mais du lecteur.
Souligner et annoter
Les pieds de mouche au départ le C du latin capitulum délimite les chapitres ou les paragraphes. Cet ancêtre du symbole § on le retrouve dans nos ordinateurs
Je n’en ai pas trouvé dans les vitrines d’exposition mais elles existent. Grâce à l’amabilité du personnel de la bibliothèque que je remercie en voici deux belles :
Nous avons ci-dessus une belle image de lecture d’un texte en l’occurence Grammatice institutiones de Jacobus Henrichmannus
Jakob Wimpfeling (1450-1528) Germania ad rem publicam.
Voilà deux index qui nous ouvrent à la question de l’indexation. La manicule semble dire que c’est là qu’il y a quelque chose qui mérite d’être retenu. Dans sa variante aimable, l’index invite : lis ceci, c’est pour toi. Mais il peut aussi évoquer une injonction terrifiante.
Voyons nos manicules d’un peu plus prêt :
La manipule (petite main) est l’ancêtre du pointeur
« l’humaniste lit ses livres la plume à la main, ce qu’il appelle inter legendum adnotare. Ses marginalia vont de la simple manchette jusqu’à la collation d’un manuscrit récemment découvert ou à la glose érudite qui passera presque mot pour mot dans son prochain ouvrage »
Pierre Petitmengin
Dans les exemples ci-dessus, nous avons différents repères de lecture à côté des annotations proprement dites. Elles sont en général, pour une raison de places portées sur les marges extérieures.
On a donc les petites mains dont l’index pointe vers le passage sélectionné, le soulignement, l’accolade.
Ce qui frappe dans nos exemples qui ne sont pas isolés c’est la redondance.
Comme l’érudit lit la plume à la main, le texte porte la trace de sa lecture.
Les repères « visaient à délimiter des unités de lecture constituants des blocs autonomes et susceptibles d’être étudiés pour eux-mêmes » écrit Lea Moreau Ackerman dans son étude du corpus des ouvrages de Beatus Rhenanus sous l’angle de leur lecture. Elle ajoute : « Derrière cette pratique se dessine une habitude des milieux universitaires et humanistes où il s’agit de comprendre des unités de sens avant de se lancer dans l’étude plus globale de l’ouvrage ».
Je n’ai pas fait autre chose avec le texte cité en référence en faisant ceci :
Extrait de La lecture humaniste : approche des usages de la lecture humaniste au travers des repères de lecture portés par Beatus Rhenanus dans quelques uns des ouvrages de sa bibliothèque. Article de Lea Ackermann paru dans l’Annuaire des Amis de la bibliothèque de Sélestat 2009 pages 41-55
Les technologies contemporaines permettent de scanner le texte en mode image ou en texte afin de l’extraire pour le partager. Le passage mis en exergue répond à la question de l’apparente redondance des marques de lectures ? Elles correspondent à différentes strates de lecture. Mais ce qui par-dessus tout me semble important c’est l’idée que les différentes strates ne correspondent pas forcément au même lecteur. J’ai donc noté dans la marge que l’échange ne porte pas seulement sur les livres mais sur les lectures elles-mêmes. On échangeait à l’époque ses lectures.
On prenait des notes pas seulement pour soi mais également pour les autres, pour échanger ses lectures avec les autres. Les érudits de l’humanisme rhénan rendaient visibles et lisibles à d’autres leurs lectures. La lecture n’était pas seulement une relation individuelle du lecteur à son texte.
On peut se demander pourquoi prendre des notes. Bernard Stiegler dirait d’abord que c’est parce que nous avons « la mémoire qui flanche », c’est une façon de retrouver le passage qui nous avait marqué mais c’est aussi une manière d’intensifier sa capacité d’attention. Souligner un passage c’est le retenir plus que d’autres. Dans son séminaire sur la « catégorisation contributive » dans le cadre des digital studies de l’IRI, il a récemment évoqué la question de la prise de note.
« Plus généralement on prend des notes pour concentrer son attention ou bien sa lecture. Quand je souligne quelque chose dans un livre, cela s’inscrit dans mon cerveau. Je prends des notes pour écrire dans mon cerveau, il ne s’agit pas là d’une métaphore. La question de la prise de notes est une question de sensori-motricité. Mon cerveau est une surface d’écriture. Lorsque je lis un livre, je lis aussi mon propre texte que sont mes rétentions secondaires [ie mes souvenirs] »
Les notes, les repères de lecture sont des jalons sur le chemin de la compréhension.
On peut retrouver ceci ici à la douzième minute
En se rendant sur le site on remarquera qu’il est possible d’annoter les vidéos grâce au logiciel Ligne de temps mis au point par l’IRI, Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou, dont Bernard Stiegler est directeur, et de réagir par un dispositif d’ajout de mots-clés et des attributs polémiques.
Bernard Stiegler, poisson volant de la philosophie 😉, en érudit de notre temps, donne à voir et partager ses (re)lectures, comme ici dans son cours de philosophie d’Epineuil-le-Fleuriel où il présente ses annotations de deux pages de Husserl avec ses multiples strates de lecture
On notera aussi le peu de marge des livres d’aujourd’hui.
J’aurais pu intituler ce texte De Beatus Rhenanus à Bernard Stiegler, l’image de la lecture.
Cette trajectoire autour de la lecture permet aussi de comprendre que toute réflexion sur de nouvelles formes éditoriales numériques doit nécessairement aussi porter sur les dispositifs d’annotation.
Fréderic Kaplan avait évoqué, à propos des Archives de Venise, les « big data » et « Google ». La comparaison boite un peu parce que si en termes d’accumulation de données elle tient, il n’en va pas de même loin s’en faut de la disponibilité de ces données.
Une numérisation des livres de la Bibliothèque humaniste est en cours. Espérons qu’au terme des travaux de rénovations, les ouvrages numérisés seront mieux accessibles qu’ils ne le sont aujourd’hui. Et que les recherches ne se termineront pas par un Server not found.
Culture et Offices du tourisme font rarement bon ménage.
Bonjour,
C’est passionnant…
Si vous cherchez d’autres manicules peut-être en trouverez-vous ici : http://www.e-codices.unifr.ch/fr
(je pense que vous connaissez, mais c’est pour les autres).
Merci. De mon côté, je viens de découvrir les photographies de la Bibliothèque telle que le visiteur ne la voit pas . Elles sont de Claude TRUONG-NGOC
https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Biblioth%C3%A8que_humaniste_de_S%C3%A9lestat_21_janvier_2014